Petit sortilege sans pretention

Petit sortilege sans pretention

La gosse et la grosse

Dans une banlieue de Paris, des HLM en troupeau, grognons et trapus, sont regroupés autour d'une aire de jeux. C'est un cadeau vieux de dix ans que le maire d'alors fit aux pauvres gens. Attendant d'eux, en retour, reconnaissance et bulletins de vote.
Tous les accessoires de jeux ont disparu, cassés et dangereux, la municipalité les a démontés.

De cet espace étroit, il ne reste qu'un carré creux de dix mètres, noyé de sable. Les chiens et les chats errants ont trouvé leurs sanisettes.

Assise par terre, haute comme trois pommes, une petite créature joue dans le sable. Indifférente à la saleté des lieux, elle creuse. Qu'il y a-t-il là dessous, de la terre ? Ou du sable sans fin ? Les petits grains de pierres caressent ses mains. Avec un bâton elle gratte, sans comprendre que son geste et vain : au fur et à mesure, le sable glisse et bouche le trou, c'est sans fin.

 


L'intérêt de la petite fille s 'émousse. Et son regard vague cueille une drôle de silhouette au loin. C'est une boule avec des bras et des jambes, peut-être, parce qu'on ne les voit pas. Une petite tête perchée là-haut sur ce corps surprend. La petite fille s'interroge ; on dirait une femme de bonhomme de neige.

 


Basculant d'un pied sur l'autre l'étrange dame s'approche du banc, où elle se laisse tomber en soufflant. La petite fille lâche son bâton et va très directement au pied de la montagne. A cause de son ventre énorme, l'enfant ne voit pas le visage de la bonne femme des neiges. Sauf qu'elle, elle est pas en neige mais quand même, on dirait qu'elle fond. Levant le genoux très haut et tirant sur ses bras, la gamine crapahute sur le banc et se met debout à côté de la grosse dame qui la regarde sévèrement.

La petite, se fiche de cet renfrogné. Naturelle dans la maison de ses six ans, elle s'exprime sans retenue :

« T'as un gros ventre !

-Pourquoi tu me dis ça ? Tu crois que je l'ai pas remarqué ?

-Pourquoi t'as un gros ventre comme ça ?

-Dans mon corps un truc est cassé, il me fait grossir, ça s'arrête jamais, c'est comme ça. »

 

L'enfant est fascinée par ce gros ventre qui déborde autour de la dame, comme si la dame était cachée à l'intérieur. Sa curiosité sans limite la pousse a poser sa main sur ce ventre ; elle appuie et laisse sa menotte remonter.

La grosse dame, amusée -et qui en a vu d'autres-, la laisse faire. Elle lève un sourcil et demande à l'enfant :

« -Qu'est-ce que tu en penses ?

-C'est mou. »

 

La dame éclate de rire et l'enfant ravie de son effet, emportée par sa spontanéité, plaque un baiser sur une joue très très ronde.
Immédiatement la femme cesse de rire. Son corps l'isole plus sûrement que si elle vivait sur une île déserte. Les gens l'évitent, comme elle sue tout le temps, ils jugent qu'elle est sale, et si elle est si grosse, c'est qu'elle est faible et qu'elle bouffe tout le temps. Ça n'en fait pas, à priori quelqu'un de très intelligent.

 

Alors se baiser c'est comme une fleur de douleur qui la brûle, tellement ça lui manque.

La petite fille fronce son visage en une grimace qu'elle juge séduisante, elle a senti l'émotion de la grosse femme. Car ce petit bout d'enfant, à peine plus qu'un bébé, souffre aussi de carence en baisers, de manque en caresses : les délaissés se reconnaissent.

 

Le regard de la gosse se brouille un peu.

Elle se met à genoux contre le profil de la femme et pause sa tête et sa poitrine sur le gros ventre mou. Personne ne bouge, c'est une éternité magique.
Des larmes roulent sur un cœur durcit et fondent la glace des méchancetés brutales et quotidiennes que la grosse subit. Elle lève une main légère et caresse la tête de l'enfant.

« Pourquoi joues-tu toute seule dehors ?

-Je m'ennuie à la maison, je dois pas faire de bruit. Elle dort Nathalie.

-C'est ta sœur Nathalie ?

-Non c'est ma mère.

-Tu ne l'appelles pas maman ?

-Elle crie si je l'appelle maman.

-C'est comment ton nom à toi ?

-Lisette et toi ?

-Moi c'est Jeanne. 

-Tu viens jouer avec moi ?

-Je ne peux pas jouer dans le sable, je ne peux pas me baisser, je suis trop grosse. Tu n'as pas envie de rentrer chez toi ? Il ne fait pas très chaud ici.

-Nathalie elle dort, si je la réveille ça va barder. »

La gosse l'a tellement attachée en quelques minutes que Jeanne a envie d'en découdre avec la « mère coucou ».

« -Bon tu sais quoi ? Je t'accompagne et si ta mère crie, ce sera après moi. »

 

Le bloc n'est pas loin. Lisette se replie sur elle même. Elle a glissé sa main potelée dans la main chaude et rassurante de la grosse et gentille dame.

Elles sonnent à l'entrée. Plusieurs fois. Avec insistance. Jeanne sent sa colère monter. Une voix pâteuse grogne à l'interphone :

« Putain Lisette, tu voulais sortir ! Tu vas pas faire que ça, rentrer et sortir.

-Excusez-moi madame, mais j'ai trouvé une petite fille au sable qui avait froid !

-Vous êtes qui ?

-Sa copine.

-N'importe quoi ! Lisette t'es là ?

-Oui - répond la gamine- et c'est vrai j'ai froid.

-Tu m'emmerdes Lisette ! Rentre mais je te préviens tu sors plus ! »

 

Jeanne sent la main de la fillette se crisper dans la sienne.

« -C'est les vacances en ce moment, pas vrai ?

-Oui.

-Si tu veux demain, l’après-midi, je viendrais avec un livre pour te lire une histoire. Tu habite où dans le bloc ?

-Au deuxième étage.

-Alors Lisette à demain ? »

 

Pendant les quelques jours que durent les vacances, Jeanne visite la petite fille. Elle vient même la chercher chez elle. Elle constate la misère dans laquelle vit l'enfant. Elle constate les addictions de la mère.
La mère… tellement défoncée la plupart du temps qu'elle ne s’inquiète même pas de l'intérêt de la « baleine » pour sa fille. Elle se méfiait au début mais la grosse laisse du fric et puis elle lui parle gentillement. L'autre fois la bonne femme a laissé entendre que si Nathalie voulait, elle pourrait l'emmener chez elle de temps en temps.

 

De temps en temps, de plus en plus souvent.
Nathalie sombre et se désintéresse complètement de sa fille, elle n'est plus guère de ce monde.

Un jour elle dit à Jeanne :

« Tu sais, je sais pas m'en occuper, elle serait mieux avec toi. Je vois bien que tu l'aimes et Lisette aussi elle t'aime...

-Tu sais bien que j'ai pas le droit, j'ai aucun droit sur elle. Je ne peux pas l'adopter ça marche pas comme ça.

-Ben j'y ai pensé. Ça va te paraître dingue : même à moi ça paraît dingue. C'est bon ? Tu t'accroches ?

-Vas-y.

-Si on se mariait ? »

Jeanne ne peut pas s'en empêcher, elle hurle de rire !

« Ça tient pas debout ton histoire qui donc nous croirait ?

-Qu'est-ce qu'on en a à foutre. T'es pas une étrangère, pourquoi la mairie refuserait ? Y'a aucun enjeu, tu parles qu'ils s'en foutent grave ! Tu la veux la gamine ? C'est le seul moyen. »

 

Jeanne n'a plus trop envie de rire.

« -C'est Lisette qui décidera. 

-Jeanne, je m'en vais tu sais ? Je tiendrai plus longtemps. La vie a été trop dégueulasse : j'ai même plus envie de réparer, et Lisette, c'est une bonne gamine, si elle t'a, toi. Elle pourra s'en sortir. Mais si je te la donne, je vais quand même te réclamer un truc.

-…

-Tu te fais opérer, tu fais un bypass : ça sert à rien que je colle ma fille à une handicapée ! »

 

Oui, c'est un vrai un conte de fées !
Il a des mariages sans nom tellement ils sont désespérés.
Mais Lisette a dit oui, et dans son intérêt, elles se sont mariées. Nathalie en a fini avec la vie, qui peut dire que c'est mieux comme ça ?
L'énorme dame n'est pas devenue une princesse mais maintenant, elle peut jouer avec Lisette.

Elle et la gosse ont trouvé du sable propre.



11/01/2016
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