Petit sortilege sans pretention

Petit sortilege sans pretention

Le sculpteur sans mémoire 1

Entre ses doigts, fraîche et lisse, la terre humide caresse sa peau.

Elle se laisse soumettre et dépose une douce pellicule sur ses mains.
Les yeux fermés, le sculpteur cherche dans l'argile, le message de son esprit.
C'est un homme âgés d'à peine quelques mois, mais son corps lui, a vécu plus longtemps

Ses gestes s'en souviennent.

 

Au centre de repos, le personnel l'encourage à modeler. C'est peut-être un chemin pour se rappeler, un chemin pour lui rendre son passé. Ses sculptures sont bien différentes, de ce que les patients sont habituellement en mesure de créer. Cela lui paraît facile, à le regarder et ses pièces sont très réussies.
Des statuettes, d'une rare finesses, occupent l'espace de séchage réservé à Vincent. Il a choisi ce prénom, sans affect : celui-là ou un autre, ça n'a pas d'importance.

 

Certaines figures sont effrayantes, d'autres portent une tristesse évidentes. Celles-là émeuvent Vincent, elles figurent un oiseau posé sur une main.
L'ensemble de son œuvre le met mal à l'aise. Quelque chose de terrible se cache dans son travail, quelque chose qui lui a broyé l'esprit et pourrait bien arrêter son cœur.

 

Vincent se laisse faire et suit la thérapie cognitive : on lui dit que c'est pour son bien. ..
Il ouvre les yeux et distingue vaguement l'esquisse d'un monstre. Encore un. Ses créatures voûtés, dont il sait qu'elles sont énormes, des créatures déformées aux squelettes anormaux, aux visages haineux, ravagés par une perversion qui transpire sur leurs traits. Il en a façonné des dizaines. Tous, ont les mains trop grandes. Étrangement, les créatures sont habillées comme des hommes d'affaires, ce qui accentuent la sombre aura des personnages.
Pour Vincent et quelques autres, dont les troubles mentaux ne nécessitent pas de surveillance particulière, l'accès aux salles d'art thérapie est assez libre. Il s'y rend souvent la nuit, lorsque des rêves, comme de mauvaises brumes, le tirent de son sommeil.

 

Le soleil se lève. La créature d'argile est bien avancée, il vient de terminer sa bouche grimaçante. Un détail a changé : elle lui parle. «Tu n'y peux rien : on l'emmène... ».
Cette pensée a explosé avec force dans son esprit. Et Vincent, submergé de chagrin, pleure sans retenue.

 

Un homme de ménage entre dans la salle, il a entendu le patient pleurer. Il s'approche et prend la main de l'homme, délicatement, prêt à entendre un refus qu'il soit ou non verbalisé. Mais Vincent se laisse faire.

 

Le rythme des journées s'égraine comme toujours, articulé autour des réunions communes, des entrevues avec les psychiatres, des repas, des nuits avec ou sans sommeil…

Depuis ses derniers sanglots, une silhouette hante une porte du passé. Alors ce matin, il reprend le chemin des salles de modelage. Et s'installe.

 

Il travaille avec soin, il cherche à cerner la personne dans l'ombre de son esprit. Mais la terre est muette, et aucun visage de femme ne s'exprime ici, Pourtant il se souvient qu'elle était belle. Et de son énergie. Il se souvient des merveilles dont elle a chargé sa vie : sa tendresse et son écoute, sa voix et ses dons multiples, son plaisir de vivre communicatif…

Mais pas son visage...Mentalement il s'approche d'elle dans l'ombre...
Pas plus loin Vincent ! Pas plus loin ! Derrière elle, une créature difforme et gigantesque s'approche goguenarde et elle n'est pas seul…

 Vincent sort de sa transe. Autour de lui, les patients et les soignants le regardent. Martin vient vers lui doucement :

 « -Vous n'avez pas l'air bien Vincent. Venez, nous allons boire un thé… Non laissez cela, William en prendra soin. »

 

Dans la salle commune, un thé attend toujours les confidences des patients.
« Vous rappelez-vous quelque chose ? Vincent, vous regardiez dans le vide, je vous ai appelé, vous n'avez pas semblé m'entendre et puis vous avez crié…

-Je ne sais pas. Je voulais sculpté le visage d'une femme
-Qui est-elle ?
-Une personne qui m'est précieuse, une personne belle dedans et dehors. Je ne parviens pas à me la rappeler.»

 

Les yeux de Vincent se noient de larmes, il secoue la tête et demande à rejoindre sa chambre. :« Une personne qui m'était cher... »

C'est ce qu'il avait failli ajouté : ce constat de disparition.

Isolé dans son espace. Vincent tente de renouer avec le mécanisme de l'oubli, « son bien », ce n'est pas de se rappeler, il ne veut plus de ce passé. La peine qu'il a ressenti est terrible, il ne veut pas l'affronter. Il n'est pas prêt.
Mais la tête obéit à ses propres lois. Prêt ou pas Vin… NOE !

Noé s'approche de lui-même.
Il s'allonge et ferme les yeux espérant que le sommeil lui accorde un autre répit.

 

*

 

Lisa la Brune reprend du service. Il y a six mois, une voiture l'a renversée. Si on écarte la douleur qu'elle a eu à endurer par la suite, on peut considérer qu'elle a eu de la chance. Pendant quinze jours, son pronostic était réservé. Et puis, une fois les risques hémorragiques écartés, les fractures ont été réduites, elles se sont résorbées.

 La kiné ensuite durant de longues semaines et finalement, aujourd'hui, elle retourne à son travail. Ça lui fait plaisir, son boulot est très important et il lui a manqué.

 

Dans son service, l'aile psychiatriques des malades sous contrôle, elle connaît quelques résidents. Certains ne partiront plus, leur maladie n'évoluera pas et ils ont besoin de cet environnement pour maintenir un relatif équilibre.

 Mais la plupart retourneront chez eux et puis, certains parmi eux, feront des allés-retours suivant les crises qu'ils auront à traverser.

 

En salle d'accueil, Lisa salue les soignants et subit quelques effusions hypocrites : les collègues qui se sont vraiment inquiétés pour elle, sont venus lui rendre visite, les autres, sans doute n'avaient pas le temps.
Puis elle consulte le cahier des transmissions pour se familiariser avec les nouveaux patients ; la moitié sont des dépressifs, quelques cas de schizophrènes sous anti-hallucinogènes… Et -Tiens, ce n'est jamais arrivé- un amnésique..
« Qui est Vincent, enfin , je veux dire que lui est arrivé ? »

 

Bernadette qui boit son premier café de la journée lui répond :

« -Il est là depuis trois mois… Il commence à retrouver quelques souvenirs. Il fait des poteries à c o u p e r le souffle : faut que tu ailles voir… Il était à Saint-Pierre. Les flics l'ont récupéré errant dans la rue. Un commerçant l'avait remarqué : il venait s'asseoir devant la porte de son magasin. Il venait là, chaque jour, et il ne parlait à personne, ne faisait rien d'autre que s'asseoir. Le commerçant a vu qu'il se dégradait. Un jour il lui a apporté à manger. Vincent -c'est lui qui a choisi son prénom- ne l'a même pas regardé. Le monsieur n'a pas pu entrer en communication avec lui. Alors il a appelé la police. À l’hôpital, ils n'ont rien trouvé, ils l'ont conduit ici. Quinze jours sans parler et, finalement, petit à petit il s'est libéré. Au début,i suivait n'importe qu'elle blouse rose ou bleue. Mais il ne faisait rien. Jusqu'au jour ou il a vu l'atelier d'argile. Je te jure ! Incroyable, José n'en revenait pas… Tu sais José a un petit talent ? Il était scotché !

 -Ho ! Hé, bien j'irai voir ça..
-Du coup, José a cherché dans le coin un sculpteur, tu vois ? Choux blanc !… Depuis une quinzaine, Vincent fait des cauchemars. Il se lève la nuit et va à l'atelier. Docteur Sentino nous a demandé de le laisser faire -Il n'a pas besoin de se structurer mais de se souvenir-, qu'il a dit… On est tous curieux de connaître son passé, surtout à cause de ses monstres d'argile ! Bon faut que j'y aille, Lisa. Bon retour dans le service… »

 

Lisa s'est mise d'accord avec sa responsable de service, elle reprendra le travail vers dix heures jusque là, elle peut rencontrer quelques patients et renouer avec les vieilles habitudes.
Lisa aime bien Madeline, elle est infirmière et dirige l'équipe . Madeline est venue la voir plusieurs fois, ces derniers mois. Elle sait que ça a été dur pour sa collègue. Madeline apprécie que Lisa la Brune soit de retour.. Elle la trouve motivée, intuitive et bienveillante.

 

Lisa est intriguée par le cas de Vincent, elle se rend à l'atelier. À cette heure les patients sont en thérapie de groupe.
L'atelier est ordonné, comme d'habitude. Les productions sèchent certainement dans la salle attenante. Et Lisa curieuse, s'y rend.

Bien qu'elle s'attende à une certaine qualité de travail, ses yeux s’écarquillent . C'est juste stupéfiant ! Chaque statuette est une œuvre d'art en soi. Un travail de la qualité d'un Kazuhiro Tsuji ou d'un Marc Sijan** Ce n'est pas possible que cet homme n'ait pas laissé de trace… Aucune ?

 

Les monstres en costume… soit c'est un travail qu'il exécutait avant sa maladie, soit elles sont reliées à son traumatisme. Mais il y a deux sortes de productions : les affreux et les mains, des mains féminines sur lesquelles sont posées des oiseaux, toujours les mêmes mains et toujours des oiseaux différents.
Les mains et les oiseaux…. Comme un rêve… c'est drôle elle a fait un rêve de la sorte, il y a quelques mois. Il était très beau ce rêve mais les réminiscences qu'elle en a sont assez floues maintenant…

 

La curiosité la dévore à présent, elle court presque vers la salle commune ou se déroule la thérapie de groupe. Les soignants peuvent y assister en deuxième demi-heure, ça permet d'éclaircir des tensions lorsque cela s'avère nécessaire et le psy, alors sert de médiateur.

Une quinzaine de patients et les aides-soignants du jour sont assis sagement sur les canapés, chaises et fauteuils installés un peu partout dans la pièce.

Un homme, la trentaine, en retrait, le regard légèrement absent, rêveur ?

C'est forcément cet homme là.

Il n'a pas un physique extraordinaire mais il est ordinairement agréable à regarder. Lisa a l'intime conviction que c'est lui…

 

Une vague d'empathie la submerge… Mince ! Ce n'est pas très professionnel ! Elle jugule son émotion et se rassure en se disant, qu'elle avait grande envie de reprendre le travail et qu'elle doit réajuster ses seuils de compassion. Alors elle quitte la salle pour vaquer à ses occupations.

Ils ont de la chance dans ce centre de soins, la région leur accorde des subventions importantes, elle tient à la situation « d'excellence » de ses soins, cela lui attire des praticiens réputés et dans cette boucle vertueuse, les meilleurs soins peuvent être apportés aux gens*

 

 

 

 

 

*Ceci est une fiction, la réalité des hôpitaux, c'est plutôt ça : Dois-je avoir honte

 

 Kazuhiro Tsuji ou d'un  Marc Sijan**

 

Le sculpteur sans mémoire 2

Le sculpteur sans mémoire 3

 

 

 



24/01/2016
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