Le Morlentre 1/2
Tout à coup elles étaient là.
Sur le chemin, devant la forêt en arrière-plan, elles se donnaient la main. Identiques.
Des jumelles.
Léon aurait bien pris ses jambes à son cou, tellement elles lui ont fait peur mais ce n'est pas un trouillard et des railleries lui courent déjà dans la tête qui l'obligent à avancer. C'est que cette présence soudaine a quelque chose de surnaturel. Et Léon le surnaturel, il aime pas bien !
Il observe les gamines un moment, elles aussi le regardent mais ne bougent pas.
Il se décide à faire quelques pas hésitants vers elles, mais garde une certaine distance. La petite à sa gauche l'attend en penchant la tête sur le côté et elle lui demande :
« Est-ce que tu vas nous manger ? »
Interloqué par la question, Léon ne trouve qu'une chose à dire :
« J'aime pas les enfants. »
Et puis il réalise que ces deux-là ont à peine huit ans et que son humour de vieil ours solitaire ne risque pas de les rassurer. Alors très vite il enchaîne :
« Vous venez d'où ? »
Elles se retournent en même temps et l'enfant -la même- répond en chuchotant et en désignant le cœur de la forêt :
« De par là... »
Quelques secondes de silence suivent et Léon s'approche enfin :
« C'est où qui sont vos parents…
-Le Morlentre les a mangés… »
La petite qui n'a encore rien dit a les yeux qui se remplissent de larmes. Léon ne sait pas ce que c'est un Morlentre :
« Vraiment ? Mangés ? Qu'est-ce que c'est t'y qu'un Morlentre ? C'est-y une bête ?
-Maman disait que c'est un mange-rêves... »
C'est là que le bûcheron, qui retrouve sa pensée raisonnable se demande si les petites ne sont pas un peu toquées…
« Bon ! Vous me suivez ? Je vous emmène au village et on va voir ce qu'on peut faire pour vous. »
En suivant le chemin de terre qui monte doucement depuis la forêt, ils arrivent en haut de la vallée et le sentier plonge alors vers le village construit au bord du Tantôt.
Les deux gamines marchent main dans la main, à quelques pas derrière Léon.
En tournant légèrement la tête, leur guide voit la fillette qui lui a parlé chuchoter, et sa sœur hocher la tête de temps en temps, en faisant quelques gestes de sa main libre. Le bonhomme n'est toujours pas bien rassuré, il sent les poils de sa nuque se hérisser régulièrement : pourvu que le curé soit là.
Quand Léon arrive au village, talonné par les jumelles, ceux qu'il croise dans les ruelles l'apostrophent, curieux comme des commères :
« Dis-donc ! Où qu'c'est-y qu't'as trouvé c'te marmaille ?
-Il est où le curé ?
-Chez l'Eugénie… Elles sont à qui les gamines ? »
Léon ne s'arrête pas, il n'a pas envie de se coltiner les fillettes plus longtemps, parce qu'en vérité, c'est vrai qu'il n'aime pas trop les enfants ! Et celles-ci lui fichent la frousse…
Eugénie a sûrement plus de quatre-vingts ans mais les conteurs disent qu'elle en a cent !
Elle vit dans une chaumière ramassée sur ses quatre murs, dont les tuiles expressives, s'arrondissent autour des poutres, donnant à la maison un air grognon.
Dans ce village, les maisons finissent par ressembler à leurs propriétaires, comme les chiens…
Léon pousse la porte de la clôture en bois, suit le chemin de terre battue entre deux haies de dahlias et frappe bruyamment à la porte en criant :
« Ho ! Les gens d'là, faudrait que je cause au Curé, c't'urgent ! »
Les fillettes sont restées devant la barrière. Léon ne tarde pas à entendre le pas traînant d'Eugénie…
« Qu'est-ce tu veux Braillard ! C'est pas ton heure ! Faut qu'je parle au Bon Dieu… C'est-y tes cousines là derrière ? Fais donc entrer !
-Nan c'est pas les cousines, appelle le curé, j'les ai trouvées devant la forêt ! Appelle le curé ch'te dis... »
Le bûcheron fait signe aux enfants d'approcher, elles n'hésitent pas, poussent le portillon bancal mais marchent à petit pas. Eugénie enjoint le curé de venir sur le seuil et ne lâche pas des yeux les petites qui s'avancent. Léon qui la regarde la voit soudain pâlir :
« Dis ? Tu t'sens pas bien ? T'es pâle comme un mort !
-Comment qu'elles s'appellent ? Et leurs parents ?
-Ch'ai pas ! Elles disent que le Morlentre a croqué les parents ! »
Eugénie écarquille les yeux, et se tourne brusquement sur le côté, secouée par un spasme, elle vomit brutalement ;Léon recule d'un pas avec un certain dégoût et le curé se précipite pour soutenir la vieille dame, jetant à peine un coup d’œil au trio.
Tout le monde entre dans la chaumière, et la grand-mère murmure à l'oreille du Léon :
« C'est les jumelles de Failli... »
On assoie Eugénie sur le seul fauteuil dans la pièce à vivre de la maison. Elle garde les yeux baissés mais s'adresse aux petites filles :
« Vos parents, ce s'rait-y pas les Benoît, la Mathilde et le Jean ?
-Oui. »
Eugénie lève les yeux, des larmes roulent sur ses joues…
« La Mathilde, c'était ma meilleure amie, ma sœur, presque, elle me gardait quand j'étais p'tiote et que les parents étaient aux champs… Vous le savez ?
-Oui.
-Alors je comprends pas ! Elle est disparue, vous avez tous disparu ! »
Le curé et Léon se regardent. Tous les deux sont peu fiers. Le curé fait un signe de croix et Léon recule vers la sortie sans s'en rendre compte.
Il semble désormais évident qu'une seule des enfants prendra la parole. L'autre se contente de tenir la main de sa sœur et seuls ses yeux expriment quelque chose : une peur grave et silencieuse.
« -C'est maman qui nous envoie. Elle a dit qu'elle a une amie dans le village et que son amie va partir bientôt, elle a dit c'est la seule qui peut comprendre, et qui peut nous aider à trouver la paix. Elle a dit de te dire comment qu'on s'appelle et de raconter l'histoire mais que à toi ! »
Les hommes ne se le font pas dire deux fois et se sauvent dignement, à pas comptés. Le curé se sentant un peu coupable, propose de garder la porte et demande à Eugénie de l'appeler si elle en ressent le besoin (espérant, bien entendu, que cela ne sera pas nécessaire).
À présent qu'elles sont seules, la grand-mère hésite à remarquer que les filles paraissent avoir un ou deux ans de plus qu'à leur arrivée. La voix de l'enfant s'est affermie :
« Je m'appelle comme toi, et ma sœur s'appelle Hortense, c'est le nom de ta mère. Vous vous l'étiez promis, avec maman, de donner ces noms-là à vos filles.
-T'as quel âge ?
-Je ne sais pas. »
La grand-mère, Dieu merci, a le cœur solide :
« Pourquoi qu'elle parle pas ta sœur ?
-Elle a pas la force, il lui a volé sa voix. Le Morlentre, il tient les rêves de maman et d'autres encore, mais il sait pas qu'on s'est échappé. Seulement y nous faut de la force pour être avec toi et maman en a plus beaucoup. J'ai pas trop le temps pour plein de questions, je te dis ce que je dois et pis si y reste du temps tu me demanderas.
Ma sœur et moi, on jouait de l'autre côté de la forêt, du côté de Failli. On bottait des pierres sur le chemin, chacune notre tour. On n'avait pas le droit de rentrer dans le bois, mais le caillou nous a emmenées, sans qu'on fasse attention.
Y'a des pas lourds et rapides qui ont cogné derrière et avant qu'on comprenne, y un genre d'arbre qui nous a attrapées. Un arbre d'écorce comme une peau à bosse, un arbre avec des dents et des branches sur la tête. Ma sœur a hurlé. Le Morlentre a dit « Tais-toi ! » Depuis, elle parle plus Hortense… Moi, il m'a attrapée par les habits, il a mis sa bouche tout près de ma figure, il sentait la mousse et la terre, il a dit : « Va chercher ta mère et ton père, ou je la tue ! » J'ai couru, jusque la maison et j'ai tout raconté à mes parents… Ils étaient blancs comme toi maintenant et on est reparti dans la forêt. Le Morlentre nous attendait et il a dit avec un sourire mauvais : « Ben Mathilde ! T'as réussi à m'échapper longtemps ! Mais te voilà enfin ! »
-Ta mère le connaissait ?
-Non mais la mère de ma mère oui. C'est elle qui l'a mis comme ça, avant c'était un homme. Mémère l'a ensorcelé.
-Fanny était une sorcière ? Oui... on le disait !
-Le Morlentre avait tué mon grand-père, Mémère lui a promis les enfers du néant et elle l'a ensorcelé… Y veut pas y aller alors il mange les rêves de gens, ça le fait vivre. Des fois il mange les gens entiers, des fois il mange leur âme. Au village il y avait quelques benêts, ceux-là, ils n'ont plus de rêves, ceux-là qui mangent, qui dorment, qui pissent c'est que des corps c'est plus des gens. »
Les jumelles vieillissent encore, elles pourraient avoir quinze ans, elles ressemblent indéniablement à Mathilde. Captivée par le récit, et désireuse de comprendre ce qui l'a interrogée toute sa vie. Eugénie écoute sans s'occuper de cette sorcellerie :
« Il a essayé de faire entrer maman dans la forêt, il a essayé pendant vingt ans, Mémère lui avait fort interdit, elle lui avait fait très peur en lui racontant son père et le boucher qui l'a tué, en lui racontant les benêts, alors maman y était jamais allée dans la forêt. Hortense et moi aussi on avait peur, mais pas assez… À cause de la grand-mère et de son sang dans le sang de maman, il avait besoin d'elle, en entier et de son âme, pour durer toujours.
-Y'a que toi qui peut le croire et le comprendre. Tu vas bientôt mourir et je sais que ça ne t'effraye pas. Il faut que tu trouves le Morlentre... »
Là, c'est la voix de Mathilde, haut et claire !
Hortense a le regard vide et cette voix n'est pas à elle mais c'est sa bouche qui la prononce.
Tout le monde a ses limites et Eugénie atteint les siennes. Elle tourne de l’œil et n'entend pas la fin de la supplique de son amie.
Sa chute ne fait pas de bruit, mais le curé surveille par les fenêtres. Il s'est signé un bon nombre de fois, en voyant les gamines grandir, et leurs cheveux pousser. Et puis il a remarqué que les yeux de sa paroissienne s'écarquillaient et pour finir, elle est tombée. Et là, les mains du curé se sont agitées frénétiquement -« Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit... »- : les jumelles ont disparu sous ses yeux !
Léon ne voulait rien voir, ni savoir alors, lorsque le curé a juré -ça lui vaudra sûrement pénitence s'est dit le bûcheron- à ce cri le bûcheron s'est préparé à tout. Mais l'homme de Dieu a dit :
« L'Eugénie est dans les pommes ! Les gamines sont parties, on y va ! »
Lorsqu'Eugénie sort de son évanouissement, elle voit Léon qui danse d'un pied sur l'autre et Antoine, le curé, prier.
«C'est bon curé, ch'u pas morte tu peux arrêter l'oraison ! »
L'homme en habit marmonne sans l'entendre :
« -Sors au nom de Dieu, sors de ce corps…
-Mais arrête avec ton eau bénite y'a pas de démon ici !
-Ben il y en avait deux, il y a peu !
-Non c'étaient des esprits, ceux des enfants de mon amie. Elles sont venues me demander de l'aide. Le Morlentre tient toute la famille de Mathilde. C'est lui le démon, et on est menacé au village, tous. Tu trouves pas que quatre benêts en trois ans ça fait lourd pour un seul village ?
Mais je peux rien seule… Faut que tout le monde s'y mette ! Demain à la messe, il faudra me laisser parler !
-Écoute, je ne sais pas trop quoi penser de tout ça, pour les benêts, on dit que c'est l'iode qui a manqué. Je vais aller prier Dieu pour qu'il m'éclaire. Repose-toi Eugénie… Repose-toi, on en reparle demain. Allez Léon, on y va. »
Quittant le jardin pour se trouver sur la route pavée, Léon allonge le pas et fronce les sourcils :
« -Sont passées où les gamines ? Vous croyez que l'Eugénie a toute sa tête ?
-Elles sont parties... de l'autre côté… ne t'occupe plus de ça. Et si Eugénie a perdu l'esprit, moi aussi alors, moi aussi… Je m'en va voir le Croupe, il est aussi vieux qu'elle, je me demande s'il sait quelque chose. Et ne dit rien de tout ça Léon, mais tu coupes pas le bois dans la forêt de Failli : va sur l'autre parcelle !
-Ha ben ça, y'a pas de risques! »
Croupe habite à la sortie du village qui le prend en charge, le pauvre ne peut plus guère en faire, il y voit à peine et son dos est mort avant lui, alors ses voisins se relaient et lui apportent de quoi se nourrir, boire et fumer.
Il est assis devant sa maison, qui n'a pas meilleure allure que lui. Le curé s'approche en le hélant, il ne veut pas l'effrayer…
« Ho, Croupe ! Tu prends l'soir ? Comment va ton dos ?
-Ha ! Te v'là l'curé te peux t'en aller ch'u toujours vivant. Viens pas m'emmerder avec tes bondieuseries hein!
-Allons Croupe un peu de compagnie, ça se refuse pas. Et pis je viens pas te parler du bon Dieu, mais d'une vieille histoire qui m'est venue à l'oreille.
-Va t'servir un canon et assieds-toi !
-Merci. »
Le Croupe est un vrai râleur mais un faux vilain. Il n'est pas très copain avec le curé en revanche il aime bien Antoine quoiqu'il n'ait pas compris sa décision de se faire prêtre.
Assis à côté de l’aïeul, le curé l'interroge :
« Tu sais qui c'étaient la Mathilde et le Jean Benoit ?
-J'vivais là-bas moi avant, à Failli. Pour sûr je les connaissais : z'avaient des jumelles… ils ont tous disparu, toute la famille et personne ne sait qu'est-ce que c'est qui leur est arrivé. Ça fait bien cinquante ans c't' affaire. J'venais de marier la Marie…
-Et tu connais la légende du Morlentre ?
-Ho dis ! Où qu'tu vas ? C'est pas une légende ça. Le Morlentre c'est une malédiction. Le Morlentre c'est comme un démon, il attrape des gens et il les mange. Des fois, il embrasse sa proie et la laisse partir, mais elle a plus d'âme, elle est rendue comme un benêt. Il vit dans la forêt ce diable là. Y paraît qu'il est comme un arbre. Je sais pas trop si c'est vrai, on tient ça du Marcel, parce que pour les autres qui ont croisé le chemin du Morlentre, il leur reste pas assez de jugeote pour le dire à quoi qui r'semble !
-C'est quoi alors cette malédiction ?
-T'sais la mère de la Mathilde, c'était une sorcière et pas une bonne ! Enfin si elle était douée, mais pas très douce : fallait pas lui casser la tête. À l'époque, dans le village y'avait un fermier qu'en pinçait pour elle, le Dinon qu'on l'appelait. Mais la mère de la Mathilde, la Fanny elle s'en fichait et elle a marié un Jules. L'autre y crevait de jalousie et il venait mettre la misère chez eux dès qu'il avait trop bu. Pis un jour ça l'y a monté à la tête et il a tué le Jules à coup de masse, mais on a pas su tout de suite que c'était le Dinon. Sauf la Fanny. Elle était inconsolable, elle avait une tiote d'à peine trois ans, pis elle l'aimait son Jules. Le Dinon était costaud, il faisait un peu le boucher dans le village, c'est lui qui tuait les animaux avec une masse, d'un seul coup.
Quelques jours après la mort du Jules, la Fanny a croisé le boucher à la fontaine, il y rasait les murs. Il avait raconté des histoires, pour dire que c'était pas lui, qu'il aurait pas attendu si longtemps et puis aussi que maintenant, il s'en foutait de la Fanny ! Mais en face d'elle, il en menait pas large. Bon après c'est s'qu'on raconte. T'sais, j'y étais pas…
Mais je t'l'ai dit c'était une sorcière, Fanny avait pas besoin de preuves pour connaître l'assassin, pas comme la maréchaussée… »
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