Petit sortilege sans pretention

Petit sortilege sans pretention

Les bois pensants

 

Fatiguée de ma course folle, j'erre, absente et perdue dans une forêt comme unique horizon. Et puis je vois cet arbre, un cèdre et, figé dans le bois, l'étrange profil d'un homme.

C'est intrigant cette silhouette silencieuse, ce visage ciselé aux paupières closes. J'ai l'impression de rêver. Je m'approche hésitante, accompagnée, comme toujours, par mes incertitudes quant aux lois énoncées d'une logique implacable. Si l'homme se redresse ou me regarde, je n'aurais pas l'impression de perdre la raison mais qu'au contraire le monde retrouve le sens qu'il a perdu pour moi. Depuis toujours, à la lisière de ma conscience toutes sortes de créatures apparaissent brièvement, m'enseignant qu'en ce monde, on peut suivre le chemin des fous sans s'y perdre totalement.

 

Lors, ce corps de bois, ressemble à un sortilège d'autrefois.

Je pourrais maintenant toucher sa figure sans expression, la rugosité de sa peau, l'éveiller peut-être, si on en croit les contes, d'un baiser sur ses lèvres. J'aimerai qu'il puisse alors repousser le mal, changer le destin qui m'attend.

Je m'assoie à ses pieds, je me laisse aller contre ses branches basses, dans le confort de la mousse, enveloppée par un parfum de terre noire.

Aujourd'hui que la malveillance a braqué sur moi ses intentions menaçantes, aujourd'hui que l'on peut me contraindre à me vendre corps et âme, j'ai préféré m'enfuir et rejoindre le bois. C'est un chant qui m'a guidée et j'ai trouvé cet homme d'écorce immobile, un arbre où me reposer.
Le chemin des fous est préférable à ce monde brutal. Je me laisse glisser dans un rêve végétal.

 

Je te connais, tu es de ces créatures de chair qui vivent brièvement ; le temps de quelques branches déployées. Tu as, comme tous les humains, le soleil dans ton sang mais ta chaleur ne me nourrit pas, c'est à peine si elle me réchauffe quand tu touches ma peau de bois.

C'est vrai que m'intriguent vos déplacements, vos gestes, vos voix. Mais je ne vous aime pas… Alors que je ressens l'amour et la paix qui se glisse dans ton âme lorsque tu peux être contre moi. Je ne sais pas quoi faire de tes émotions qui parlent à mes feuilles, à mon écorce, et s’infiltrent dans mon être souterrain.
Tu appartiens à cet engeance qui emporte les miens. J'ai vu nombre de mes semblables abattus. J'ai vu leurs racines orphelines qui tentaient de les faire renaître à chaque fois. Vous emportez nos corps et je sais, désormais, ce que vous en faites.
Suis-je le seul de ma communauté à m'interroger sur votre inutile et désagréable présence ?

Les miens se parlent mais je peine à les comprendre. Ils diffusent dans l'air et la terre l'onde de leurs émotions, ce n'est pas toujours facile d'entendre la voix de chacun dans ce flux mélangé de peur et de colère.

J'ai mangé un homme pour me représenter ton monde et parler ta langue. Il te ressemblait, il avait ton amour des arbres, mais il portait un chagrin comme le mien qui ai vu tant de bois tomber.
Il venait de traverser une guerre et son âme était brisée : beaucoup de gens étaient morts dont certains, qu'il avait lui-même tué : c'est insensé, vous pouvez tuer même ceux de votre espèce !
Le soldat s'est laissé tomber contre mon tronc, il a enfoncé ses pieds dans la terre, à bout de force, encombré par sa vie. Je l'ai noyé de résine et je l'ai mangé. Il est mort en laissant ses souvenirs inscrits dans mes veines.

Désormais, je connais les Hommes et je te connais.
Le pourquoi, le comment, la mort qui vous court après. Cette rage de vivre, de jouir de tout, fort et vite, sans limite, sans quiconque s'il le faut, centré sur votre propre étincelle. J'étais un arbre mais je suis davantage depuis que j'abrite son âme.
Et j'ai compris, mais je ne vous aime pas… ni lui, ni toi…
Pourtant, tes émotions caressent ma sève, comme les siennes avant toi… Tu aiguises un étrange appétit, une joie furieuse d'être en vie.
Ta vie, ma vie, mêlées…
Ton sang, mon sang, mêlés…
À présent, j'entends très loin, dans le sol, un esprit comme le mien… que je comprends. Il y a quelqu'un comme moi, de bois et de pensées !
Je crois que je sais ce qui se passe, je crois que les arbres s'éveillent pour peu qu'ils s'animent de votre vie et de vos souvenirs.

 

Je suis le chemin des fous. Prise dans la sève et la résine, je me laisse absorber par un rêve.
Je suis un chant de séduction végétal, je me fonds au cœur du bois.
Lent et apaisé, l'appétit enfin satisfait, un arbre me donne la main, épouse mon esprit au plus près, fouille ma pensée. Il n'est plus tout à fait végétal, son âme a les contours d'un homme qui l'a nourri autrefois

Je suis le chemin des fous, préférable à ce monde brutal.



03/10/2016

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