Louise 1/5
Elle a les cheveux roux, comme les flammes d'un feu chaleureux.
Mais ses parents les ont argentés, tous les deux. Il n'y a personne comme elle, là-bas.
C'est pour son bien, avec eux, elle n'aurait aucune chance et Ferzzène la laissera peut-être vivre.
Les parents n'ont pas le choix, il faut se plier aux coutumes et faire confiance.
Ce moment est celui-ci. Imposé.
Ils ont choisi de déposer l'enfant polychrome à la croisée des quatre chemins, après l'avoir nourrie une dernière fois de lait volé. Bot 'hir s'efface, il a déjà oublié… Ckerssicé s'attarde encore, c'était plus important pour elle, cet espoir d'enfant.
Un petit de quelques mois vagissant dans l'osier d'un panier, au bord d'une route de terre battue : le vieux Couteau n'en revient pas… Il n'imagine pas cela possible, qu'on abandonne un bébé. Il ne connaît aucun village à moins de quatre heures de marche… Qui a pu venir de si loin pour le laisser ici ? Le bébé le dévisage, quand il le prend dans ses bras. Le rémouleur s'attriste de l'expression tragique de son visage, ses yeux sont encore noyés de larmes…
Il le trouve très beau ce nourrisson avec sa peau de lait et ses cheveux si fins. Sûr ! Ils sont roux mais ils ont une lumière de feu, particulière, comme éclairés de l'intérieur. Le Couteau n'en a jamais vus de comme ça. D'où peut-il bien venir ce bébé ? Ses langes sont gris comme son habit, toutes les étoffes sont de belle qualité.
« Faut vite qu'on t'trouve, de quoi ! ».
Il pose le couffin sur sa carriole, empoigne les bras et tire fermement, résolu à faire au plus vite. Le chariot est bien lourd avec ses trois meules et son banc. Heureusement, il n'emmène plus sa petite enclume, de place en place, on lui prête ce dont il a besoin.
Le bébé pleure, de détresse ou de faim ? Qu'est-ce qu'il en sait le Couteau, il aime bien les petiot, mais il n'en a jamais eu à lui.
Il reste encore pas mal de chemin lorsque l'enfant s’endort d'épuisement. Le rémouleur a réussi à donner un peu d'eau au bébé, en la faisant couler goutte à goutte dans sa bouche. Mais c'est insuffisant, il faut qu'il mange cet enfant. Quand le Couteau sort du bois qui couvre la colline, le village de Hanchot est encore à trois heures de marche et la nuit se glisse dans l'air, bientôt il fera froid…
Le Couteau entend au loin le choc des sabots d'un cheval contre les pavés de la route étroite. Il se presse de battre son briquet et enflamme une petite lampe, si l'allure de la bête était trop rapide, le conducteur de la charrette ne le verrait peut-être pas.
La lumière est entre chien et loup, le Couteau fait de grands gestes pour attirer l'attention de l'équipage. Il entend la voix d'un homme, qu'il espère aimable, tenter d’arrêter son cheval.
«HOOO hoo arrête-toi, sacré-non !! Hé ! La lampe ? T'es bonhomme ou bandit ? Montre-moi ta figure que j'vois si t'es honnête ! »
Le Couteau s'exécute :
« Chu le rémouleur, le vieux Couteau…
— Ah ça ! C'est toi Romain ? Qu'est-ce que tu fais là comme manège avec ta lampe, t'aurais un problème ?
— Marineau ! Chu content qu'c'est toi ! Faut qu'tu m'aides !
— Tu t'as blessé ?
— J'ai trouvé un bébé aux Quat' chemins…
— Comment ça un bébé ? Où c'est-y qui sont ses parents ? C'est point tout près les quat'e chemins… Fais-voir ta trouvaille... ».
Le paysan descend de sa charrette à foin et va vers le bérot. Il se penche pour regarder l'enfant qui ne dort plus et recommence à pleurer. Romain demande…
« Y'a sûrement une mère à Hanchot qui pourrait le nourrir ? Y doit créver de faim ce p'iot. J'ai fait aussi vite que j'ai pu, mais elle est lourde ma meule, pis j'ai quand même cinquante ans ! Tu veux point l'emm'ner ? Dans ton chariot, tiré par ton bourrin, t'iras plus vite ! Ch'te r'joindrais dès qu'j'arrive ?
— Ben, ch't'emmène aussi !
— Non j'ai ma meule, je laisse point mes biens ici et on peut pas monter le bérot c'est compliqué sur ton chariot, comme t'es attelé ! ».
Le rémouleur regarde partir le paysan, soulagé des cris du bébé et content que d'autres compétences allègent sa responsabilité. En couteaux, il s'y connaît, mais pas trop en enfançons. Les pleurs, comme les bruits des sabots, s'estompent.
Il est presque onze heures du soir quand Romain franchit le muret limitant les contours du village.
Il est épuisé. Il rejoint la ferme de Marineau. Comme il vient souvent aiguiser les tranchant à Hanchot, depuis plus de dix ans qu'il tourne, il connaît à peu près tout le monde. À la petite ferme, le chien prévient de son arrivée :
« Rent'e Romain…
— Ouch ! Chu abruti... Alors t'as trouvé ? - Le regard de Didier Marineau est sombre -
— La Mathilde voulait pas ; c'est la Fanchon qui lui donne, celle-là elle compte bien sur un dédommagement ! Mais y'aura personne d'aut'e ! ».
Le rémouleur lève un sourcil :
« Sont comme ça ici ? Laisseraient créver un p'iot ? - Didier baisse le ton. La peur filtre dans sa voix -
— C'est une cornue ! J'ai dit à la Fanchon de se taire, bienheureux qu'elle a pas froid aux yeux ! Si le village l'apprend, toi, ta meule et cette malédiction vous s'rez fichus dehors ! ».
Le Couteau sent un frisson lui lever l'échine :
« Pourquoi tu dis que c't'une Cornue, j'ai rien vu moi !
— T'as pas cherché : une ligne bien droite et grise ent'e les épaules et une corne plantée au mi'eu ! Une Cornue !
— Ben p'têt, c'est vrai, c'est point gai, mais c'est qu'un p'tit…
— Une petite ! Une démoniaque qui va grandir. Te veux la garder ? Tu feras quoi quand saon sang parlera ?…
— J'peux pas la laisser c'est comme ça, je peux point…
— T'es d'jà pris c'est ça ! Et moi aussi et la Fanchon, c'est d'la séduction ! Qu'on voudrait l'dire qu'on pourrait pu! Aller ! Va dormailler si tu peux ! Demain on verra ! Tu nous as mis dans une vilaine situation, ch'sais qu't'es bonhomme et qu't'as voulu bien faire… mais on n'est pas sorti ! »
La-Fanchon-sans-l'sous est veuve, elle vient d'avoir un petiot ; le dernier cadeau de son homme… Elle ne savait pas bien comment qu'elle allait nourrir son Gabin. Il aurait fallu qu'elle travaille et qu'elle le laisse seul, mais depuis la mort de Jean, elle répugne à le laisser sans surveillance. Elle espère que la Cornue va lui porter chance et lui permettre de rester chez elle, pour veiller.
On dit que ces gosses-là maudissent ceux qu'ils croisent. Elle ne croit pas facilement les sornettes Fanchon, elle est pragmatique « Si tu fais du bien, tu reçois du bien.»
Et puis les Cornus, quand ils laissent un des leurs, ils le gardent à l'œil. En fait, elle pense que la petite est sa meilleure garantie de protection.
Il est sept heures, le soleil se traîne encore derrière les collines.
« Il parait que la petite était là-haut, aux quatre chemins, ça aurait dû alerter le rémouleur, sûr qu'il l'aurait laissée là, s'il avait su ! »
Pourtant quand Fanchon regarde la petite fille, il y a quelque chose qui pétille dans son cœur de veuve, quelque chose comme de l'amour. Elle a deux enfants maintenant.
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On cogne à l'huis :
« C'est qui ?
— Romain et Didier…
— Vous avez mis le temps ! »
Elle ne peut pas s'en empêcher d'afficher une dureté qu'elle n'a pas, elle veut qu'on la laisse en paix :
«Ben t'as fait du prop'e Couteau ! Et pis c'est aux aut'es de régler ça !
— Ch'savais pas moi ! T'l'aurais laissée toi, toute seule, là-haut ?
— Et comment que j'vas faire moi, avec mon Gabin, j'ai pas de sous, chu veuve ! T'es qu'un pauv'e rémouleur, comment qu'tu comptes nous entret'nir ?
— J'ai réfléchi toute la nuit, j'va essayer quéqu' chose. Pis on verra bien. Tu vas t'occuper d'elle hein ? Fanchon ? J'ai pas d'mamelles moi !
— Si tu trouves de quoi ! »
Couteau travaille toute la journée, inquiet, il ne laisse rien paraître. Le soir venu, il est plus riche de deux francs et cinquante. Il va dîner chez le Marineau pour qui il aiguisera ses tranchants gracieusement. Quand le village se retire derrière ses murs, le Couteau repart vers la colline des quatre chemins. Marineau lui a laissé son canasson après moult recommandations et menaces. Sa bête entre les pattes d'un cavalier maladroit, ça lui déplaît souverainement. Dans la ferme des Marineau le cheval et les deux vaches font de lui un homme aisé, mais c'est une aisance bien fragile.
Sous la lune aimable, le roussin se laisse guider ; c'est une brave bête. Le Couteau reste éveillé sans difficulté, son allant l'effraye un peu. Le cavalier sur son transport arrive au sommet de la colline, aux grosses heures de la nuit. Le cœur du Rémouleur bat si fort qui lui semble l'entendre du dehors.
Il hésite sur la manière dont il pourrait s'y prendre et finalement se jette à l'eau. Il s'adresse aux ombres et se sent un peu ridicule :
« C'est moi qu'a trouvé la petite, c'est pas d'chance pour elle, ou p'tête que si : j'aurais pas pu la laisser et j'aurais pas pu lui faire du mal. Mais j'chu sans sous et même si j'ai trouvé une nourrice, qui ne dira mie d'où qu'elle vient, il faut qu'elle puisse nourrir, en plus d'elle et son fils. Ch'ais pas comment qu'c'est possible. Mais vu qu'les Corn… pardon les Brumeux z'ont d'la magie, qu'on dit, faudrait p'ête que vous fassiez quéqu' chose. ».
Le rémouleur ne le sent pas, mais son temps change. Il devient si lent qu'on dirait qu'il s'arrête. Pour les Brumeux, le temps n'est qu'une géographie. Être ici ou là-bas, ou hier ou demain, maintenant… Tout ça c'est la même chose. Les Brumeux se déplacent sur un axe transversal au temps. Ils peuvent se fondre dans une intention. Ils dirigent leur être vers la matérialité d'une pensée. Penser c'est créer, c'est se condenser, c'est exister dans le temps des hommes, eux, qui ne se sont pas encore affranchis du temps.
Les Hors-Monde, c'est ainsi que plus tard ils seront nommés, ne se donnent à voir qu'en de rares occasions ; quand ils le veulent ou quand la pensée traîne un peu et que les temps se chevauchent. Ils semblent, alors, flous, Brumeux, c'est vrai et quand ils s'installent dans le temps commun, ils apparaissent gris, pâles, et leurs cheveux sont argentés.
Les Hors-Monde enfantent toujours et vivent d'un corps, ils ont eu le choix : matière ou éther… Mais un corps c'est beaucoup de joies de caresses, de promesses d'enfants et une évolution qui se poursuit. Ils se sont simplement débarrassés de ces terribles contraintes : se nourrir de matières qui s'altèrent et enfanter dans le sang. Les Hors-Monde dégradent autre chose, présent dans le vide, que les hommes, plus loin qu'ici, dans leur échelle temporelle, nommeront Prana ; le Prana les nourrit.
La corne, dans le dos des Brumeux, utilisent l'énergie fossile des univers générant la force nécessaire aux créations-déplacements, mais elle est aussi l'organe qui donne la vie. Entre les cornes, lors d'une longue stase pour enfanter, des parents dos à dos, laissent d'énergie Akashique se transformer et recomposer un être nouveau.
Le temps reprend son cours, Romain se trouve parfaitement idiot au bout de l'énoncé de sa tirade. Il veut bien croire que les cornus existent, mais qui en a vraiment vu. Et puis à quoi il s'attendait ? Que les nuages pleurent des pièces en or ?
De la colline des quatre chemins, Ckerssicé a entendu l'intention de l'homme qui a trouvé Lui'zh. Sa fille est en vie. Ferzzène a donc accepté que son enfant différente partage la vie des hommes, elle a levé le doute.
Il est la seule occurrence temporelle des Hors-Temps. Le doute est antinomique à la création, aux déplacements. Maintenant Ckerssicé sait son enfant est à l'abri du néant : Lui'zh s'inscrit dans l'axe temporel des hommes.
Celle qui domine les destinée, Ferrzène, est inaccessible à la compréhension des Brumeux, ses desseins mystérieux se laissent vivre, ils ne peuvent être interprétés, elle a ses propres motivations.
Lui'zh est différente des Hors-monde, ça arrive parfois. Née dans les brumes, c'est comme si sa nature humaine tellement lointaine, sourdait tout à coup dans sa chair et qu'elle reprenait ses droits : la corne, dans son dos est atrophiée.
Ainsi naissent parfois des enfants polychromes, incapables sans aide et sans contact physique de suivre et d'incarner une intention sur l'axe du temps.
Mais Lui'zh a une raison d'être ; alors aucun regret ne vient contrarier la maternité de Ckerssicé : elle connaît pour part, l'importance de l'avenir de sa fille.
Maintenant qu'il y réfléchit vraiment, le Couteau se demande comment il va faire pour subvenir aux besoins de Louise. C'est peut-être une petite fille ordinaire avec une déformation de la colonne ? Car finalement Romain a accepté l'histoire de Didier sans y penser une seule seconde.
Louise…
Le prénom lui est venu spontanément… Il le trouve joli… Ce n'est guère le moment de s'y attarder : il remonte sur son canasson qui broute non loin et repart vers Hanchot.
Il a quelques sous dans sa tunique ; c'est insuffisant. Pourtant, et même s'il en a besoin, il donnera ses pièces à Fanchon et se démènera comme un beau diable pour aider Louise à grandir… Il n'aime pas la ville, mais Gangeou n'est pas si loin et le commerce y est meilleur !
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