Louise 2/5
C'est au petit matin qu'Hanchot se profile et le cheval de trait retrouve sa botte de foin avec plaisir.
Le Couteau va voir Fanchon.
Il la trouve, les deux enfants pendus à sa poitrine, un sourire doux éclaire ses traits tandis qu'elle regarde Louise. Le Couteau se racle la gorge. Fanchon lève le nez et son visage se ferme :
« Sors, j'ai bientôt fini,ch'te r'joins ! ».
Romain rougit légèrement, il ne pensait pas être importun.
Penaud, comme un gamin pris en faute, il s'assoit sur un banc devant la fermette. Il observe le petit jardin qui se repose pour l'hiver. Des clapiers et un enclos témoignent de la récente présence de quelques animaux.
Dans la poche secrète de sa tunique, sur le flan, le rémouleur extrait sa bourse.
Soudain, il réalise qu'elle se fait plus lourde dans sa main. Il l'ouvre fébrilement et découvre qu'elle dissimule trois fois la valeur de ce qu'il possédait, soit soixante-huit francs et trente-six centimes !
Quand Fanchon le rejoint, il a encore les yeux écarquillés et la bouche entrouverte :
« T'en fais une tête… On dirait que t'as vu un cochon à plumes. J'ai couché les p'tits. Alors ? Tu peux payer ou tu r'prends ta mioche ?
— Combien qu'y t'faut à la semaine ? »
Fanchon réfléchit en comptant sur ses doigts :
« M'faut deux francs cinquante par jour. C'est plus que demande une nourrice. Mais si je dois garder le bé…
— Louise !
— Ah ! Tu l'as fait baptiser depuis hier ?!
—…
—ch' peux pas la donner à garder la Louise, à cause de sa difformité ; mais ça m'empêchera de travailler, alors deux francs cinquante c'est mon besoin pour nous trois, ça fait dix-sept francs par semaine.
— On dit par ici qu't'es intéressée. Ch'te trouve raisonnable et aussi tu prends des risques pour une petite Cornue !
— Les aut' ils savent de moi ce que j'veux bien en dire. Ça fait longtemps que j'm'occupe pu. Ils nous ont pas fait de cadeau à moi et à Jean. Parce que sa mère aurait été une sorcière… Et ils en sont sûrs puisque Jean avait les yeux vairons ; te penses ! Et puis t'sais bien qu'ils z'ont que ça à faire de perdre la réputation d'une veuve ! Chu pas malhonnête et j'ai l'cœur droit. J'vas prend'e soin d'la Louise, mais faut qu'tu r'viennes souvent si tu tiens à elle. Pa'ce que si j'ai pu de quoi vivre, faudra que ch'travaille et ch'pourrais plus garder ton secret. Mon Gabin, il a qu'moi.
— Tiens ! Voilà quarante francs c'est pour une quinzaine. J'vas à la ville. Ch'te donne un peu plus au cas où je ch'rai un peu en retard. Mais t'en fais pas, si j'viens pas c'est qu'chu mort. Pour l'histoire, avec le Didier, tu diras qu'elle vient de Santoine… Y'a qu'des vieux là-bas depuis qu'la source est morte. Que j'la trouvée au bord du puits sec et qu'elle avait un peu d'biens cachés dans ses langes… Que ch'te paye avec pour les soins ; tout le monde sait que chu honnête homme.
— Ch'ais pas qui qu'c'est qui l'avalera, ton histoire !
— T'as mieux ? Te gêne pas ! Si on éloigne l'histoire des quat'e chemins, y s'ront moins suspicieux. Et pis pour l'abandon, elle a de jolis langes, elle est p'têt'e d'une nantie. Elle est rousse, les gens z'aiment pas beaucoup les roux par ici et ses ch'veux y disent p't'êt'e qui qu'c'est son père… Enfin, te sauras te débrouiller ?
— Verra bien, si l'Marineau dit pareil, les autres l'écouteront et pis ils savent que j'ai besoin d'vivre...».
Le rémouleur quitte le village plus tard dans la journée pour rallier Gangeou.
Ce serait facile de répondre aux prières matérielles des hommes mais les Brumeux y sont totalement indifférents. Ils poursuivent leurs propres résolutions.
Pour Ckerssicé les besoins de cette personne qui a sauvé Lui'zh sont importants. L'enjeu les dépasse tous, Hommes ou Brumeux
Alors elle détourne un peu de ces pièces qui permettent de tout acheter, même les âmes.
Et lorsque cet homme, rémouleur s''installe à Gangeou, Ckerssicé facilite son commerce. Elle se décale dans le temps pour connaître les affaires des uns ou des autres. Elle voyage beaucoup. Elle le fait pour sa fille, la période n'est pas commode, Ferzzène a décidé.
Petit à petit en quelques cinquantaines d'incursions, elle met le rémouleur à l'abri d'une précarité que tant d'autres connaissent. Elle a trouvé un moyen de le guider.
Le Couteau ne peut pas croire à cette bonne fortune qui le suit pas à pas. C'est forcément lié à Louise toute cette chance !
Il s'est installé à Gangeou trois jours après son départ de Hanchot. Il a erré dans la ville en criant son service :« Rémouleur… Rémouleur… couteau, tranchoir, faux, poignard, ciseaux, dents de scies, hache… »
Des fourmillement sur ses épaules sont venus le chiffonner… À droite ou à gauche, une sensation un peu inquiétante et puis rapidement, désagréable qui usait sa patience.
Mais il eut finalement le sentiment qu'on lui proposait des directions à suivre. Le phénomène se déclarait aux intersections, lorsqu'il s'en approchait. Il écouta ces fourmillements et rencontra dès lors une clientèle providentielle.
Pareillement quand il a cherché de quoi se loger, il a trouvé la soupente chez un forgeron très demandé ! Impensable que ça ne soit que de la chance.
Ce matin que Romain s'apprête à arpenter la ville, le forgeron lui propose un marché :
« J'déborde d'ordonnances. Hier, j'ai vu qu't'es habile, t'es pas tout jeune mais t'es costaud … J'ai des commandes par-dessus la tête et les services d'aiguisage me coûtent trop de temps. Mettons que j't'les envoie chez toi ? Chaque fois que tu conclues l'affaire, tu m'ramènes une part ? Tu dis quoi ?
— Quelle part ? Chu chargé de famille, t'sais ?
— Mettons cinquante centimes par jour?
— Non, non ! C'est point possible, j'dépense un franc cinquante pour croquer et ch'te donne soixante centimes pour le logement. J'rent'e pas beaucoup plus que quatre francs par jour et j'dois payer la nourrice de Louise, dix-sept francs par semaine ! Souvent ch'sais point comment j'vas faire… alors si tu m'rançonnes… La p'tite, elle a que moi.
— C'est ta fille ? -le Couteau hoche la tête- D'après les demandes que j'rabroue, te pourrais te faire deux francs cinquante par jour en plus ; j'ai quéque bons clients pas avares, c'est pour ça que je veux ma part, moi ch'perds ! Mettons, y t'faut cinq francs et dix centimes par jour… Si tu fais plus qu'ça, tu m'donnes la différence jusqu'à cinquante centimes…
—J'veux bien essayer, mais j'dois voir si ça vaut le coup et je garde la première semaine pour m'consolider !
— Ch'connais ceux qu' je t'enverrai, je saurais à peu près c'que tu m'dois…
— Si t'as pas fait des menteries, Paul, j'ai aucun intérêt à t'rouler pis, chu un homme droit !»
Le forgeron a bien évalué les gains. Il a la main sur tout le métal en ville. Et le Couteau gagne plus qu'il ne l'a jamais fait dans sa vie.
Il retourne à Hanchot tous les quinze jours, comme aujourd'hui. Il ne marche que le tiers du chemin. Il connaît suffisamment de gens à présent, pour que son quotidien soit facilité, à bien des égards.
C'est dimanche, la veuve du Jean ne va pas à l'église. Le curé l'excuse, il vient la voir chaque fois qu'il descend à Hanchot. C'est un brave homme convaincu de la bonté de Dieu. Il a découvert la petite Louise deux jours après son installation. Fanchon lui a débité les sornettes du Couteau. Le curé n'a pas cherché plus loin mais ça le travaille que cette petite ne soit peut-être pas baptisée. Il en parle à chaque visite.
« Ben curé ! Elle est forcément baptisée ! Personne fait l'économie de sauver une âme !
— Fanchon chu sûr que Dieu a veillé, mais deux fois valent mieux qu'une !
— J'veux pas avoir affaire aux gens du village, sont pas tous mauvais mais quand même y'a des haineux !
— T'as pas l'choix Fanchon, te dois faire un peu d'commerce, te faut de quoi manger, pis elle est jolie cette petite, elle attir'ra des amitiés.
— Dans vot'e monde mon père ! Dans le mien, on n'aime point les étrangers qu'ils soient grands ou p'tits et on n'aime point les roux et on ne m'aime point… Alors un baptême c'est de la détestation organisée !
— Quand qu'c'est qui r'vient l'Couteau ?
— Y va pas tarder. C'est quinzaine… Y r'partira lundi.
— Et où c'est-y qui dort cette fois ? -Fanchon se fâche-
— Pas dans mon lit toujours !
— ...
— Chez l'Marineau comme d'habitude.
— T'ui diras au Romain qu'j'veux l'voir. »
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« Mais si ! Ch't'assure ! Elle regardait la porte, on aurait dit qu'elle t'attendait !
— Commence pas à voir du curieux partout ! C'est juste un bébé qu'à une drôle d'histoire !
— Ben j'ch'sais c'que ch'sais, t'oublie un peu vite la corne… Tu l'as pas vue encore ? »
Le Couteau tourne la tête à droite et à gauche. Depuis qu'il l'a trouvé, il n'a jamais voulu voir les bizarreries du nourrisson. Fanchon attrape Louise et la démaillote sur le champs. C'est un bébé potelé, conciliant, qui sourit facilement. Lorsque sa nourrice la retourne, le rémouleur peut voir l'échine de sa protégée. Elle est curieusement creusée entres les omoplates et dans le plus profond de ce creux, à peu près à la hauteur du cœur, une corne osseuse, épaisse est fichée Elle est large de deux centimètres, curieusement terminée par une arrête ronde. Cette corne le dit : Louise vient d'ailleurs. L'os ne ressemble pas à une anomalie, les muscles qui s'y rattachent ont une logique structurelle.
Le rémouleur pâlit, jusque-là, il avait pu évincer l'idée d'une l'enfant différente. Maintenant, qu'il ne le peut plus, toutes ses convictions au sujet du monde s'écroulent. Si cela était possible, tout l'était : de magie à légende, de Dieu à Diable, pourvu que Louise ne soit pas un démon :
« Ha voilà ! Ça fait drôle hein ! Tu comprends que j' la veille. Y'a bien des curieuses qu'ont voulu l'approcher j'leur ai montré mes talons. Je cache ses cheveux sous ses bonnets, plus tard qu'ils la verront au village, plus longtemps qu'on aura la paix. Le Marineau m'aide bien : y m'donne du lait du fromage, des œufs et souvent, y veut pas son compte. Tu m'as ram'né d'la farine ?
— Et du tissu !
— Ça m'sera utile ça m'fait plaisir !
— T'es jolie quand tu souris !
— Ha ça ! Ch't'interdis de m'faire une cour ! »
Devant l'air furibond de Fanchon, Romain se lève en riant et la rassure. Ça ne l'intéresse pas du tout des amours avec une gamine… Fanchon rougit et bougonne :
« Le curé veut t'voir…
— Pour quoi m'dire…
— Y veut qu'la Louise soit baptisée…
— Ho ! La guigne les curés ! Mais écoute faudrait p'tête plier et t'préparer aux questions. Elle va bientôt marcher Louise et puis l'été va arriver, t'enlèveras ses bonnets et tout le monde verra à quoi qu'elle ressemble. Te pourras pas empêcher le village de jaser mais si elle est baptisée c'est une créature du bon Dieu… Explique au curé qu'elle a une malformation que c'est pour ça qu'tu traînes les pieds et qu'tu veux pas qu'on la voie nue. Il a qu'à dire aux témoins qu'elle a un mal ! Tu s'ras la marraine et le Didier et moi, on s'ra les parrains, au point qu'il en est, ça m'étonnerait qui dise non ! On a qu'à faire pour la prochaine fois, quand j'viens. Comment qu'tu vas et Gabin ? -Le visage de Fanchon s'éclaire-
— Y'a quéqu' femmes pas fort douées qui m'amènent un peu d'couture. Elles sont pas bien aimables et je sens que ça les crispe d'avoir affaire à moi, mais ch'uis la meilleure et elles ont besoin… Ça m'occupe le soir et j'en profite pour faire des échanges, des pommes de terre, des pommes et l'reste... Le Gabin est sorti des langes comme tu sais, y marche depuis la s'maine dernière. Il va souvent voir sa Louise et y lui parle, ils ont l'air de s'comprendre. Si tu m'donnais pas les sous qu'tu m'donnes, ch'pourrais pas les voir comme ça. Partout que les femmes les laissent seuls et sans affection.
— T'es une bonne mère chu content qu'c'est toi qui t'occupes de Louise. Si j'avais pu choisir c'est pas toi qu'j'aurais pris et c'aurait été une bêtise. »
Ckerssicé peut avancer sur l'axe temporel. Les difficultés seront pour plus tard. Le baptême, les bizarreries et les talents de Louise, ne sont pas encore une source de problèmes. Ckerssicé connaît chaque seconde de la petite enfance bénie de Lui'zh. Elle ne manque de rien et entre nourrice et protecteur, elle grandit au sein d'une famille. Son frère de lait est son plus fidèle compagnon. C'est une exception de joie pour ces quatre là, à une époque où la plupart des gens souffrent. Et puis Lui'zh a cinq ans.
« Mais, y fait si chaud ! Et la rivière est basse ! Tout le monde va gauiller… et te laisses Gabin y'aller !
— Louise ! Chaque été tu r'mets ça ! J'ai le r'gret te dire ma fille que t'es pas comme tout l'monde et qu'si on sait ta déformation, te vas êt'es t'rej'tée !
— Mais les enfants y m'aiment bien, si j'leur dis de s'taire, y vont s'taire ! Ch'sais qui faut qu'les grands savent rien… Ch'sais qui m'aiment pas et qu'j'ai des ch'veux d'une sorcière… Le Callou va mouri… mais te m'as toujours dit qu'les mauvais ont la lan…
— Qu'est-ce t'as dit Louise ?
— Que ça fait rien que les aut'es voient…
— Au sujet du Callou ?
— …
— Ferme les yeux ! Respire ! Pense au Callou!
—… Le Callou va mouri…
— Mondieu ! Mondieu ! Mondieu ! C'est pas vrai ! Qu'est-ce que j'vas faire ? Qu'est-ce que je peux faire… Pour le Bertrand ou la Rosalie, z'étaient vieux ! Qu'est-ce que je peux faire ?
— Te peux rien faire, il est parti dans l'bois avec le Justin. Il est loin. Y va glisser du grand chêne et se casser la tête. »
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