Petit sortilege sans pretention

Petit sortilege sans pretention

Louise 4/5

En pleurant, Fanchon raconte les événements par le menu. Les enfants écoutent attentivement. Elle prend bien garde de dire que leur « voyage » était une manifestation divine ; elle lui racontera une autre vérité plus tard. Après tout, c'est peut-être le bon Dieu, tout ça !


Louise mettra quelques mois à confier sa version des faits et sa rencontre avec sa mère. Elle demande à sa nourrice et au rémouleur de lui dire si oui ou non elle est de ce monde. Ni Fanchon, ni Romain ne peuvent certifier quoi que ce soit, il y a une réalité et il faut la vivre, c'est tout ce qu'il y a à savoir. Ils ne feront pas davantage de commentaires, mais chacun, à part soi, ressent le poids de la destinée de leur fillette et se demande où tout cela les conduira.

 

Il faut trouver à loger ce petit monde.
Pour leur sécurité et pour quitter Paul, le forgeron, en bons termes, Romain se déclare l'époux et vit avec eux. La relation qu'il a avec Fanchon est tout à fait platonique. Il trouve ailleurs à combler sa nature d'homme. Elle n'a aimé que Jean, elle ne veut plus vivre cette souffrance, alors elle a fermé cette partie là de son cœur et elle tait toutes ses pulsions : Romain est son vieil ami parfait.
Le Couteau est heureux, il lui plaît de veiller sur femme et enfants, il les aime tous les trois, comme un père. Il continue son travail de rémouleur. Sa réputation n'est plus à faire. Il exécute même de menus ouvrages de confections : poignards et scies…


Fanchon réfléchit à différentes tâches qui aideraient à l'aisance du « ménage », mais la plupart la tiendraient trop éloignée des enfants…


Puis elle s'avise qu'elle sait coudre, et bien encore. Elle n'a eu que ça à faire pendant cinq ans. Elle propose ses services ici et là dans des pensions de famille, des auberges, mais c'est assez peu de travail et Fanchon ne sais plus guère à qui s'adresser…
« Te devrait aller voir la Marguerite
— Et c'est qui ça la Marguerite ? Hmmm, Louise ? Comment qu'tu connais quelqu'un ici ?
—J'la connais pas… mais je l'ai vu, c'est une grosse dame qui crie souvent ! »

 

Voilà comment la nourrice trouve Marguerite…
Celle-là est aussi renfrognée que Fanchon a pu l'être, alors elle sait tout de suite comment la prendre.
Marguerite recherchait quelqu'un pour l'aider ; quelques filles n'ont fait que passer ! Fanchon ne se laisse pas démonter et chaque fois que sa patronne prend un coup de sang, elle pose ses mains sur les hanches et lui dit tout à fait calmement : « Quand t'auras fini, tu m'f'ras chercher. J'vas pas supporter ton sale caractère ! »

La première fois que Fanchon lui a dit ça, Marguerite si habituée à effrayer ses employées, a laissé sa lippe s'ouvrir sur un « O » silencieux. Et sitôt dit, sitôt fait, Fanchon avait tourné les talons. Elle risquait ainsi son poste mais elle n'aurait pas pu travailler sous la férule d'un dragon.

Elles s'entendent bien, rapidement. Le matin la veuve récupère de l'ouvrage et retourne dans son logement pour coudre. La ville s'étend, le travail aussi.

 

Dès que les enfants ont pris leurs marques, Gabin accompagne le rémouleur. Il apprend le métier et aussi à compter. Il en est venu à considérer le Couteau comme un père.
Avec tous les gens qui défilent à la meule du rémouleur, Gabin comprend vite qui est de confiance et qui ne l'est pas ; c'est un gamin intelligent. Petit à petit, l'âge aidant, l'enfant fait quelques courses à travers la ville. Il est solide, aguerri. Dans le village, les tournois de taloches, c'était tous les jours.
Il évite les coins mal famés, d'ombres et de silence. Il court la plupart du temps. Il n'a eu à se battre qu'une fois. Pourtant, Louise lui avait dit : «Ne prends pas le pont aujourd'hui ».
Par bravade et parce que la corne de sa petite sœur lui procurait toujours une certaine jalousie, il n'avait pas écouté. Ce jour-là il était rentré avec un œil noir et un pied tordu. Louise avait refusé de lui parler pendant deux jours.

 

Louise reste auprès de sa nourrice et marraine. Ce qu'elle a vécu à cinq ans l'a sévèrement informée sur la nature humaine. Elle s'est renfermée et quitte peu le logement, les gens l'effrayent. Elle ressent leur dureté.
Elle ne s'ennuie pas : elle a à coudre, à cuisiner, à tenir un ménage à huit ans, c'est une petite femme d'intérieur. Mais Fanchon voudrait davantage pour elle.
Sa marraine ne prend aucune décision seule, qui la concerne. Romain a autant de droit qu'elle sur leur filleule.
Leur logement donne sur l'appartement d'un précepteur. Il est âgé, il travaille peu. Quand Fanchon parle à Romain lors d'une de leur conversation privée, elle lui explique ce qui lui est venu à l'esprit :
« Louise, il faudra toujours qu'elle reste un peu cachée, on vivra pas éternellement, lui faudrait une situation. J'me suis dit qu'si elle savait lire, elle pourrait s'occuper d'écrire pour les braves à la maison en plus de la couture, ce serait plus de sous pour elle. Et puis elle verrait un peu le monde. Le curé m'a dit autrefois que, si on sait lire, on peut entrer dans d'bonnes maisons. Le vieux en face, y d'mande même pas d'argent, il a fam. Si t'acceptes son instruction pour Louise, il veut une gamelle tous les jours et un godet de vin. Ça r'vient pas cher et même si on lui donne quéques centimes ça coûterait un franc par jour et on f'rait du bien à un vieux ? »

 

Le rémouleur n'est pas sûr de l'avantage que procurait la connaissance des lettres, compter ça a plus d'importance. La proposition de Fanchon ne présente pas inconvénients et un franc par jour, ils peuvent se le permettre.

 

Ckerssicé rejoint le nœud des choix possibles, un hiver, un jour de janvier.

 

Le Couteau tousse depuis un mois, l'hiver est mauvais. Il s'obstine à sortir travailler et pourtant, ce n'est pas nécessaire, ils ont de quoi vivre, tous les quatre et Gabin le remplace habillement. Mais Romain, ne supporte pas l'inactivité, ni ne veut penser à son âge ou a sa condition physique. La toux qui le secoue nuit et jour s'habille de sang. Il n'en dit rien. En secret il est allé voir le savant, mais ni les saignées, ni l'aïl, ni les infusions de thym ne semblent agir.
Le froid est rude en ce matin janvier. Gabin pousse la carriole sur la place principale. Il a renoncé à discuter avec le rémouleur, mais à l'évidence celui-ci a de la fièvre et va mal. Il se traîne toute la matinée. À midi, au lieu que d'aller, comme d'habitude, déjeuner au « «Pain Doré », il informe Gabin qu'il va rentrer… Non, il n'a pas besoin d'être raccompagé et il s'éloigne sur un « Travaille-bien » et une toux caverneuse…
Ça fait treize ans maintenant qu'ils habitent à Gangeou. Ils s'y plaisent bien. Gabin est devenu un adulte très tôt, il lui a été épargné les soubresauts de l'adolescence, dans un coin de son temps Ferzzène veille.


Il regarde s'éloigner le Couteau, heureux qu'il consente enfin à se reposer.
Gabin ne se sent plus aussi paisible qu'avant. Un secret lui tiraille le cœur. Il éprouve des sentiments très forts pour sa sœur de lait, il les a réprimés autant qu'il l'a pu, mais il a dix-neuf ans et leur promiscuité dans le logement ne facilitent pas ses efforts.
Louise n'a pas cessé ses habitudes de cajoleries, elle est innocente et ne comprend pas le rejet dont Gabin l'afflige de plus en plus souvent. Il sent la peine qu'il lui fait. Il faut qu'il parte.

 

********************************************************

Le jeune homme finit tôt sa journée. Trop froid !
En rentrant au logement, il trouve les femmes concentrées sur leurs ouvrages mais Romain n'est pas là.
« C'est où qu'il est Romain…-étonnée, Fanchon lève le nez de sa couture-
— Comment ? Il est pas avec toi ?
— Il m'a laissé à onze heures, y s'sentait vraiment mal ! -Alarmée, sa mère pose son cercle de bois-
— Va voir le Paul, il est p'têt là-bas… »

 

Gabin sort rapidement en allant chez le forgeron, il tombe sur lui et le savant. Leur mine est grave quand ils le regardent. Le jeune homme devient fébrile :
« Il est où ?
— On vous l'ramène…
— Qui ça on ? Ch'peux l'chercher ! -le forgeron s'approche et pose une main compatissante sur l'épaule de Gagin-
— Il est mort p'iot…
— Comment qu'il est mort ? Comment ça, il a eu un accident, il est blessé ?
— Il est mort. Il est pas blessé, il était malade et son cœur s'est arrêté… -maintenant le forgeron chuchote- Il est mort... »

 

Enfin Gabin prend la mesure de ce qu'on lui dit. Sa gorge se serre et le choc lui coupe les jambes. Le savant intervient, il dit qu'il veut parler à Fanchon. Gabin fait un geste vague de la main. Elles sont dans le logement… Le médecin monte l'escalier suivi de Paul… Gabin reste dans la rue sous le vent jusqu'à ce que les deux autres redescendent. Il a entendu Louise crier, les sanglots de Fanchon traversent les murs de torchis…
Il se résigne à remonter. Maintenant c'est vrai ; Romain le rémouleur est mort...

 

Il trouve sa mère et sa sœur dans les bras l'une de l'autre. Dès cette minute. Gabin comprend qu'il ne peut plus partir. En ville deux femmes sans homme, c'est un garde-manger ouvert pour les loups.


Le rémouleur était gentil avec tous ceux qui le méritait, il était honnête et travailleur.
Deux hommes avec qui Romain partageait volontiers un canon de temps en temps, le ramènent au logement. Il faut le laver et le mettre en bière. Marguerite vient les aider.
Il sera veillé toute la nuit, accompagné à l'église, pour la cérémonie et enterré le lendemain même après que l'abbé ait pu entendre le notaire et le savant témoigner du testament de foi du mort.


Tous les trois habillés de noir, la seule famille qu'avait Romain, se rendent chez le notaire en compagnie du savant.
Il lègue tous ses biens matériel à Gabin. Tous ses vêtements aux pauvres et pour moitié à Fanchon et Louise la somme d'argent qu'il a économisé en secret et qui est dissimulée dans la cache creuse de sa plus grosse meule. Il n'en précise pas le montant. Inutile d'attiser les convoitises.

Romain trouve la cache astucieusement dissimulé sous le disque de métal au centre de la pierre d'usure. Il croyait que cela était une sorte de fantaisie du rémouleur. Quand il y découvrit quinze Louis d'or, il pâlit en se voyant promener chaque jour toute cette fortune à son insu !.

L'argent ne guérit pas du chagrin, seul le temps le peut…

 

Ckerssicé se déplace un petit matin au-delà de la mise en terre. Elle se glisse dans la réalité de son enfant. Elle concentre suffisamment d'intentions dans cette pièce pour pouvoir sentir le temps presser son épiderme. Lui'zh dort. Elle glisse sa main sur ses cheveux dont couleur fut la première manifestation de sa différence. Elle se glisse dans l'esprit de son enfant ici, maintenant et demain, hier... elle l’imprègne. Cet instant dans la vie de Lui'zh est important. Ferzzène donne le choix. C'est la dernière fois :
« Lui'zh… Lui'zh, ouvre les yeux… N'aies pas peur, mon enfant, je suis la même qu'autrefois, appelle ta mémoire, tu m'as vue, il y a dix ans.
Romain est mort…
— Oui, tous les temporels meurent, mais pas totalement. Ils retournent dans le sein de Ferzzène…
Dieu ? -Ckerssicé sourit gentiment-
— J'ai bien peur qu'il n'y ait pas de mot pour expliquer qui est Ferzzène, mais je vais essayer. Elle est l'intention au-dessus de toutes les intentions, elle sait après, après tout, elle sait ce qu'il faut pour être… Elle est toi, elle est Romain, elle est nous. Romain est mort ici, il vit là-bas, dans son intention passée et peut-être dans son intention future. Tant qu'il est présent à ton esprit ou dans n'importe quel esprit, y compris celui de Ferzzènne, il n'est pas mort. Et Ferzzène n'oublie rien, jamais, elle est le corps de tous les mondes et l'intention de chaque instant et de chaque être. Tu es Lui'zh, une intention à qui elle a donné vie. Et elle te libère aujourd'hui, tu as le choix.
— Ch' comprends pas…
— Ton frère de lait est amoureux de toi…
— C'est interdit !
— … et tu l'aimes aussi. Cette interdiction n'a pas de fondement dans le monde où tu es née. Ce n'est qu'une coutume. Voilà, il s'agira de ton choix. Ici il y a un doute, Ferzzène ne veut pas le lever, toi seule le pourra… Ailleurs, bientôt ma fille, je suis toujours avec toi… »

 

Dans la lumière grise d'un matin qui commence sans Romain, une mouche reprend son déplacement, sur le lit à côté de Louise, la poitrine de Fanchon monte et descend.
Le plus légèrement possible La jeune femme se lève. Elle alimente le poêle en charbon et prépare de l'eau à chauffer. Elle puise le liquide dans un broc. Elle n'a pas entendu que Gabin se lève. Il a les yeux remplis de larmes. La mort de cet homme comme son père l'a secoué. Ses défenses s'effondrent.
Devant lui, en chemise, l'amour de sa vie s'active. Elle a quitté son bonnet de nuit, ses cheveux sont lâchement noués sur sa nuque ils semblent briller d'une lumière intérieure. Son corps est une telle promesse de tendresse qu'il se laisse porter et noue ses bras autour de ses épaules. Louise sursaute « Ton frère de lait est amoureux de toi… et tu l'aimes aussi » Elle se tourne vers lui l'embrasse et se laisse embrasser.


Fanchon ouvre les yeux, avertie par on ne sait quel mystère….
« Qu'est-ce que vous faites ? C'est interdit ! »

Elle se lève précipitamment. Gabin se place devant Louise :
« Je sais qu'c'est interdit, elle sait qu'c'est interdit… ça change mie… On a grandi ensemble, on a aimé les mêmes gens, traversé les mêmes épreuves, tu crois qu'interdit ça peut peser quéqu' chose. Moi j'aim'rai personne d'aut'e et elle qui c'est qui va l'aimer ? Tu veux qu'elle soit seule ou qu'elle aille au couvent? Tu veux qu'on lui fasse du mal ? Qui c'est t'y qui la prendra avec sa prière de Dieu plantée dans le dos…
— Vous m'faites ça alors que le Couteau est encore chaud !
— On t'fait rien c'est à nous qu'ça arrive !
— Personne l'acceptera Gabin ! Personne !
— Oui, si on restait ici. -Gabin jette un coup d'oeil à Louise, elle l'a choisi, elle le suivra- On va partir mère. J'va aller aussi loin que j'peux m'installer et faire mon trou. Et pis dès que j'ai le travail et le logement, je r'viendrai vous chercher… »

 

Pendant trois mois, pendant que le deuil marque son temps, Fanchon tente d'accepter que sa fille et son fils partage une vie amoureuse et maritale. C'est dur d'aller contre tous ses préjugés… Pour les gens qui les connaissent les mensonges sont prêts : Gabin ne veut pas rester ici à Gangeou, trop de souvenirs, trop de chagrin… Il est parti faire sa vie ailleurs, il reviendra.

 

Plus elle y réfléchit et moins Fanchon peut envisager de vivre avec ses enfants. Ça la heurte trop. Elle préférerait n'en pas faire cas mais c'est impossible :
« Ch'peux pas Louise, ch'peux pas. J'vous aime tous les deux fort pareil, mais vous voir en mari et femme, c'est au-dessus de mes forces... »

Toutes les deux ont ce deuil-là à faire aussi. C'est un renoncement difficile d'amour et de pardon pour le bien de l'une et de l'autre.
Fanchon a de quoi vivre, un travail, une amie. Elle demande à Marguerite, si elle voudrait bien partager avec elle un peu de sa solitude. Marguerite ne demande pas mieux et elle inclut mère et fille dans son accord…


Lorsque Gabin revient les retrouvailles sont douces et douloureuses. Lui et Louise taisent leur amour devant la mère, mais dès qu'ils ont quelques minutes de solitude, ils se précipitent l'un sur l'autre dans des étreintes de moins en moins chastes.

 

 

Louise 5/5



16/07/2017
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