Marvin la lèpre
Des mômes de son âge chahutent sur l'aire de jeux ; mais lui reste à distance et les regarde avec résignation. C'est un vilain adolescent, mais c'est plutôt de « moche » qu'on le qualifie.
« Moche » Il a compris assez tôt ce que ça veut dire et visiblement ça n'est pas compatible avec « populaire » ou « ami »
Il a une maladie, qui le défigure et l'isole. Un truc rare, un truc qu'on ne sait pas soigner et qui fait pousser des tubercules sous sa peau si jeune.
Sur un banc de l'aire de jeux, les deux adultes qui sont là, à surveiller leur progéniture, désertent la place et les emmènent pour le goûter. « Moche-la-lèpre » s'éloigne, il connaît par cœur la suite des événements : ils vont tous lâcher leur occupation, sur la suggestion d'un imbécile, et venir le maltraiter. Au début on lui posera des questions idiotes, et puis on se moquera de lui, on lui inventera de nouveaux noms -Cratères, Pue-la-mort, Zombie, Moch'té- et pour finir, on le frappera, ou on lui jettera des cailloux, des branches et on le poursuivra.
C'est bon ! C'est une leçon bien apprise, quand les adultes s'en vont, lui aussi… et vite.
Il entend le grand Bérieux, déçu de n'avoir pas réagi plus tôt : « C'est ça ! Tire-toi ! On respirera meilleur ! »
Il arrive à peine essoufflé, au 8 de la rue Flaubert, et maussade franchit le seuil du bloc.
Dans son univers de solitude renfrognée, il a la cuisine, son ordinateur, ses livres et sa mère. Les uns pour s'évader et l'autre pour l'aimer.
C'est pénible d'être moche. Au début quand il était très jeune et qu'il sortait dehors avec sa maman, quelques enfants jouaient avec lui. En grandissant cela devint de plus en plus rare ; et les mères éloignaient leurs gamins.
Sauf quelques-unes, parfois, qui s'étant donné la peine de se renseigner sur la maladie de Marvin, invitaient leurs mignons à jouer avec « ...le pauvre petit garçon qui est gentil quand même…». Ça faisait de la peine à sa mère, elle s'efforçait de remercier et d'être polie pour son fils, mais elle détestait cette condescendance.
Marvin claque la porte de l'appartement, il pose ses affaires en tas sur le canapé et se rend à la cuisine. Du haut de son mètre soixante, il prépare quelques pâtes au pesto et du poisson surgelé. Sa mère l'a toujours encouragé dans ses initiatives. Elle l'a initié à la cuisine et adapté au mieux un matériel sécurisé. Marvin est adroit, débrouillard. Avec un peu de temps et l'aide d'internet, il est devenu un cuisinier aussi qualifié que n'importe quelle mère de famille.
La cuisine, ça le caresse.
Sa mère, Valérie travaille encore. Elle ne rentrera pas avant 17 heures 30. A treize ans Marvin est quasiment autonome : la solitude laisse beaucoup de temps pour apprendre. Et un sentiment d'injustice renforce sa volonté. Personne ne le sait mais Marvin n'est plus un enfant depuis longtemps, depuis qu'il a eu le choix entre détester ses congénères ou mûrir et comprendre.
C'est un documentaire sur les singes qui lui a expliqué sa condition de souffre-douleur, dans un groupe son rôle est d'apaiser les tensions : le groupe, en se liguant contre lui, calme ses angoisses et renforce ses liens ! Quelle formidable position sociale !
Depuis quatre ans, il a intégré un établissement d'enseignement privé. Sa mère y laisse tout son argent mais c'est le seul moyen, pour lui d'être protégé de la cruauté des enfants de son âge. Ses professeurs pressentent qu'il a un gros potentiel et comme il ne recherche pas la compagnie de ses camarades, on lui fiche la paix. A l'école, il est libre de circuler au gré de ses besoins. Il étudie, il s'applique. Il voudrait que sa mère ait plus de raisons d'être fier de lui que de le plaindre. Alors il travaille, plus vite que les programmes.
L'établissement propose un suivi individualisé très pointu, adapté aux capacités et aux difficultés de chaque enfant. La seule chose qui soit exigée ici, c'est l'autonomie d'étude. Dans ce bâtiment, il y a toutes sortes de profils : des surdoués, des handicapés moteurs, des sourds, des gamins ordinaires mais introvertis… Mais même au milieu de ce petit monde, Marvin n'a pas d'autre place qu'ailleurs : il est le pire. Celui qui donne aux autres l'impression d'avoir de la chance…
Ici on l'appelle « Marvin-la-lèpre »...
Il a laissé son enfance mourir avec ses rêves de beau chevalier. Il est intelligent, sensible… et effroyablement seul. Avec les hormones, une colère sourde grandit en lui, et malgré lui...
Valérie, sa mère chérie, commence à en faire les frais.
La solitude qui le fait souffrir, il la côtoie chaque jour. Croiser des gens dans les couloirs ne fait pas société.
Il en veut aux normes, à ceux qui y collent. Il en veut à tous ces enfants et à leurs parents, incapables de passer outre sa maladie. Il en veut aux filles dont les moqueries le brisent. Il en veut à sa mère de l'aimer autant -ça rend tangible ce que lui manque ailleurs-. Il s'en veut à lui même d'avoir besoin d'être apprécié, par des êtres superficiels et souvent méchants.
Marvin range grossièrement le désordre de sa cuisine et entend sa mère qui rentre. En l'embrassant, elle le scrute pour vérifier si tout va bien. En un clin d’œil , elle cerne son humeur et le trouve un peu maussade, Il change Marvin, jusque là il était relativement soumis bien que courageux. Mais avec l'adolescence qui pointe, son enfant devient sombre et soupe au lait. Elle ne pourra pas toujours adoucir sa vie.
Ces kystes, qui ont dévoré son visage, sont une féroce fatalité. Mais si son fils parvient à l'accepter, c'est une force qui fera naître beaucoup de qualités.
Il est au tournant de sa vie, noir ou blanc c'est maintenant. Pourvu qu'elle l'ait assez aimé.
*
C'est quoi cette effervescence dans le couloir, c'est la récrée, ils devraient être dans la cour ? Marvin qu'en principe, la vie des autres intéresse peu, sort le nez de sa classe et voit un attroupement.
Une fille de son âge se tient très droite en appui sur une cane posée au sol . Les questions fusent d'une dizaines d'élèves autour d'elle. Mais elle mais ne répond à personne. Le prof de math se faufile jusqu'au groupe en tapant dans ses mains : « C'est bon ! Sortez, ouste ! ». Il attrape le coude de la jeune fille et sourit distraitement en passant à côté de Marvin qui s’apprêtait à rentrer son nez dans la classe…
Le professeur semble se raviser et revient sur ses pas, tenant toujours la jeune fille :
« Hé bien Marvin ?
-Monsieur ?
-Avez-vous un peu de temps à nous consacrer?
-…
-Je vous présente Viviane. »
Marvin marmonne un « enchanté », il est mal à l'aise.
« -Viviane souffre de cécité et rejoint notre programme d'enseignement individualisé. J'ai un certain nombre de choses à faire, et je me demandais si vous accepteriez de faire le guide pour cette mademoiselle ?
-Heu… Oui, mais je sais pas trop comment faire…
-Viviane pourra vous enseigner la meilleure manière de s'y prendre, n'est-ce pas Viviane ? »
La jeune fille sourit. Marvin est sous le charme mais n'ose pas trop se laisser aller.
Le professeur attrape sa main et la place sous le coude de Viviane… Marvin panique et fait un pas en arrière. Le prof lève un sourcil et son élève hésitant, replace sa main :
« Bien, je vous laisse, Viviane, votre guide s'appelle Marvin... »
Viviane ne dit rien et sourit. Marvin ne sait pas comment faire. Il lui demande son échelon d'étude, pour savoir
où la mener :
« Je suis au niveau 4 à ce qu'on m'a dit. Je ne comprends pas très bien ce que c'est.
-Hé bien, comme ont adapte les programmes aux élèves, les classements comme 6ème, 5ème… terminale, n'ont pas de sens. Ici ils préfèrent parler en terme d'acquis et, suivant ton niveau, ils te font suivre un des 12 programmes. Mais même ça c'est variable. Parce que toi, par exemple tu peux être au niveau 4 en en langue et 6 en physique…
-Je ne suis pas très bonne en physique.
-Je pourrais t'aider si tu veux, On a des plages d'étude destinées à l'entraide. »
Marvin sourit. Il est très fort en physique.
En traversant le couloir, direction la bibliothèque, Marvin croise ce « Crétin de Bastien » :
« Ha ! Marvin-la-lèpre s'est trouvé un copine ! »
Marvin rentre la tête dans les épaules. Et allonge le pas. Viviane a rougi :
« Pourquoi il a dit ça ?
- Je suis pas beau à voir.
-Ho ! Je crois que ça va pas trop me gêner. »Viviane sourit largement.
Marvin sent une joie profonde le gagner mais il l'écrase vite fait. Elle dit ça maintenant mais chaque jour, elle va devoir subir les quolibets de tous ces imbéciles, si elle traîne avec lui…
Alors quel choix elle aura ? Les filles de cet âge, ont besoin de copines et de copains, il en sait quelque chose...
Viviane lève ses mains vers son visage. Marvin recule brutalement :
« Non !
-Pardon… Je suis curieuse c'est tout...
-Ma figure est très abîmée. Tu sais Viviane, le prof t'as pas fait un cadeau, si tu restes avec moi, un tas de crétins vont t'emmerder… Vraiment. »
L'expression de la jeune fille se fige en un masque froid :
« Tu crois que les gens sont sympas avec les aveugles ? Je ne sais pas si tu peux être un ami après tout je ne te connais pas, mais ton apparence, ça c'est sûre, je m'en fiche. Et je ne cherche pas à être populaire. Je vais tu dire un truc Marvin : j'ai un sale caractère et personne ne me dit ce que je dois penser. C'est pour ça que je suis ici, l'école des mal-voyants façonne nos esprits pour que nous devenions des aveugles autonomes, conscients de leur handicap, et vivant dans leur seul monde...
Ça me déplaît. Je veux avoir accès au monde de tous les autres, au monde dans son entier ! Les crétins peuvent s'accrocher, je ne suis pas une petite aveugle fragile !
Marvin tu as des amis ?
-Non. Aucun.
-Tu veux qu'on essaye ?
-Oui, je veux bien. »
Et sa voix tremble.
Viviane tend la main vers son visage et dit :
« -Alors, fais-moi confiance... »
Tous les muscles de Marvin se crispent et sa gorge se serre.
Le contact de cette main, le contact d'une peau étrangère, le contact bienveillant d'une fille… des torrents de peine menacent de le submerger.
Les doigts de Viviane passent d'un Kyste à l'autre, semblent s'égarer reviennent vers les sourcils et les yeux, effleurent son nez et cherchent ses oreilles. La paume de ses mains s'applique sur ses joues et restent là, sans chercher à se dérober. Marvin est bouleversé :
«Il faut que ça cesse, il faut que ça continue, il faut que je meure. Maintenant… »
Et alors qu'il cède aux sanglots qui déferlent de son cœur Marvin ose poser son regard sur le visage de Viviane. Ni dégoût, ni répulsion… Elle pleure aussi :
« -Chaque bosse sur ton visage est une douleur. Le monde des voyants t'a peut-être perdu. Mais dans mes ténèbres Marvin, tu es le bienvenu.»
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