Petit sortilege sans pretention

Petit sortilege sans pretention

Le sculpteur sans mémoire 3

Quand on attend quelque chose, le temps ralentit, et c'est avec soulagement que Noé entend les veilleuses du couloir claquer pour s'éteindre. Encore un peu de patience, la dernière ronde de vingt-deux heures, et il pourra retourner à ses créatures…

 

À trois heures du matin, les onze statuettes sont terminées, Noé les a placé en demi cercle devant lui sur la table de travail :

Elles déroulent un discours immonde, qui tord l'âme de Noé. Il a la certitude que ces choses disent la vérité et c'est insupportable…

 

« -tunypeuxrienonlemmènetunousabienaidé

-tusaisquecestmalcequetuasfaittuascherchéànouslasoustraire

-biensûrquellenousvoyaitilsnousvoienttous… Nous les prenons, nous les gardons !

-Vous n'êtes qu'un élevage de souffrance dont on se nourrit…

-Plus la souffrance est grande meilleur est le met, et ta belle Noé était délicieuse !

-Tu ne la croyais pas, tu pensais qu'elle délirait…

-Tu croyais aux histoires idiotes qu'on raconte aux petits garçons !

-Il n'y a pas de paradis pour les morts, crétin, ni de fin à la souffrance.

-La mort est au service de notre appétit, Cyrielle savait tout cela. Elle crie en nous désormais

-Tu as perdu, tu as précipité sa fin et tu l'as jeté entre nos mâchoires

-Il est bon que tu te souviennes car il est bon que tu souffres ! »

 

D'un geste rageur, Noé balaye la table de son bras et les statuettes d'argile s'écrasent sur le sol, enfin silencieuses. Mais le mal est fait, et la folie ronge l'esprit son esprit.

Il l'a tuée, c'est ce qu'il cherchait à oublier… Il croyait l'avoir délivrée et la douleur et sa perte était déjà intolérable...

Le médecin de Cyrielle l'avait aidé à dissimuler son geste. Il avait délivré un acte de décès sans faire d'histoire, conscient de la souffrance irréversible de sa patiente

La sœur de Cyrielle avait pris en main l'ensemble des démarches. Après l'enterrement, Noé lui avait fait ses adieux.

Il s'était évadé dans un monde de brumes… Il avait dès lors traversé un monde étrange, lâchant derrière lui les bribes de son histoire, délaissant tout ce qui pouvait lui rappeler, qu'il avait approché la perfection et qu'il l'avait regardé mourir.

 

La tumeur de son cerveau l'avait emportée en quelques mois…

Et les dernières semaines avaient été épouvantables. Tout ce qui faisait Cyrielle avait fondu pendant que la grosseur dans son crâne mangeait sa raison…

La première fois qu'elle avait vu les monstres en costume, Noé et elle avaient pleuré ensemble :

« Ils sont légions Noé, mauvais, affamés, ils dévorent les gens, les malades et les mourants -elle chuchotait- je crois que ce sont eux qui nous donnent des maladies comme on sale ou poivre un steak… 

-Tu délires ma chérie, il n'y a pas de monstre, que cette chose affreuse dans ta tête…

-Ils sont des légions, des laiderons en costumes, énormes et effrayants... »

 

Cyrielle… la maladie avait volé sa raison, sa beauté et sa joie de vivre…

Cyrielle… Qui était cette femme maigre chauve, souffrant le martyr et dont le regard avait perdu l'ultime étincelle de joie ?

Cyrielle, qui ne voyait même plus la beauté du monde.

Cyrielle que les monstres suivaient partout désormais….

« -Noé, plus rien ne sert à rien… Je t'en prie, il faut que tu le fasses… ton visage change, toi aussi tu deviens l'un deux, tu deviens, toi aussi un portail, je t'en prie... Noé, je ne veux pas te voir avec leurs yeux, je t'en supplie aide-moi à en finir. »

 

Jamais il n'a eu une chose à faire aussi difficile que de planter cette aiguille dans le bras sans chaire de son aimée…

Cyrielle…

 

Les sanglots de la mémoires secouent l'esprit de Noé, l'oubli n'est plus un refuge et la folie qui le menace est habitée de monstres en costume… Et si Cyrielle savait la vérité… et si ces monstres s'adressaient réellement à lui…

Allait-on le traiter comme un fou ? Verrait-il, comme elle, venir sa fin dans les mâchoires difformes d'une mort monstrueuse et sans répit ?

Les sanglots ont fait place aux cris. Noé se précipite sur les sculptures qu'il a construites au fil des semaines… Il détruit les monstres…

Puis il saisit dans sa main, une autre main, celle de Cyrielle, un oiseau posé sur l'index. Il caresse la sculpture et pleure à s'en fendre le cœur…

 

Le bruit causé par sa rage a ameuté les veilleurs de nuit. Ils se précipitent dans la salle d'art thérapie où ils trouvent le désordre et la folie d'un homme… Assis par terre, Vincent semble désespéré et sans réaction. Son visage est marqué par une peine évidente et son regard est vide :

« -Venez Vincent, nous allons vous raccompagner dans votre chambre… »

 

 

*

 

« -Il a c o m p l è t e m e n t craqué !

-Ha bon ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

-Ben on ne sait pas vraiment… le psy doit se mordre les doigts…

-Comment ça ?

-Ben c'est Sentino qui a autorisé Vinc heu ! Noé, à rester seul en salle de thérapie…

-Noé ?

-Oui, ma chère, il s'appelle Noé Coulmer…

-C'est lui qui vous l'a dit ?

-...Qui l'a hurlé en fait… Ce matin, le psy est allé le voir pour essayer d'éclaircir la situation.. Genre « Hé bien, Vincent, on dirait que vous traversez des moments difficiles »...

- Et ?

-Et Noé s'est dressé devant lui -c'est José qui me l'a raconté- et lui a hurlé au visage ! Je m'appelle Noé Coulmer, et je vois votre costume !

-Qu'est-ce que ça veut dire ?

-Ben je crois qu'il l'a traité de monstre, avec tous les trucs qu'il sculpte.. Tu sais ? Ils sont toujours en costume…

-Tu crois qu'il est devenu fou ?

-Je ne sais pas. Peut-être, ou c'est passager, mais ce matin il a détruit toutes les productions qui représentaient les mochetés… On l'a retrouvé assis par terre avec une des mains et oiseaux dans les siennes, il pleurait, au désespoir... »

 

Les mains… les mains et l'oiseau… c'est agaçant cette presque reconnaissance de quelque chose… Lisa est préoccupée… Elle n'a pas pu totalement briser le lien qui l'attache à ce patient particulier, elle s'inquiète pour lui et, en même temps, cette histoire de main, ne la lâche pas !

Pendant sa pause, elle fait quelques recherches concernant la sculpture et Noé… Mais, s'il a percé dans son art, c'est sous un pseudonyme… Elle ne trouve rien à son sujet…

Elle ne parvient pas à laisser cette histoire au centre : elle rentre avec.

Et elle dort avec.

 

 

*

 

Dans un paysage comme un tableau, Lisa sautille d'un jambe sur l'autre… une joie intense l'habite, une joie comme elle aurait aimé la connaître ailleurs. L'air est chargé de douceur de vivre et porte ce qui fait rêver les candides, des fleurs, des papillons, des oiseaux… Ils volettent et flottent tout autour d'elle colorés et léger, sans jamais retomber au sol…

Lisa court sur la pente douce d'un colline. Plus haut, une jeune femme l'attend… assise sur l'herbe, qui la regarde approcher .

Lisa se jette au sol à son côté et rit, elle se sent très bien :

« -Bonjour…La femme assise lui sourit gracieusement...

-Bonjour Lisa…

-Je vous connais ?

-Oui, nous nous sommes croisées sur le chemin de ton accident…

-Je ne me rappelle pas…

-Tu as failli mourir, moi, je n'ai pas que failli… Et nous nous sommes croisées...Je suis Cyrielle.

-Enchanté ! Tu ressembles à une fée... »

 

Cyrielle rit joyeusement et son rire est communicatif:

« -Regarde... »

 

Elle lève la main, et sur son index dressé un chardonneret se pose sans hésiter. Le souvenir éclate dans l'esprit de Lisa, comme une bulle de savon :

« Oui ! C'est ça dont je ne parvenais plus à me souvenir, ce rêve que j'ai fait à l'hôpital, tu es venue et tu m'as parlé… Tu m'as dit que tu espérais que je pourrais aider Noé, tu voulais que je lui parle de toi et que je le rassure ?

-Oui Lisa, ma maladie a mangé ma raison et j'ai contaminé Noé avec des monstres irréels, s'il continue à croire en ces choses, parce qu'il se sent coupable, il deviendra fou. Et j'ai besoin qu'il aille bien pour partir sereine. Je voudrais qu'il comprenne que je vais bien, que ce qu'il a fait était bien et que c'était la seule chose à faire. Il ne faut pas qu'il regrette… Je l'aime et je lui suis reconnaissante…. Vous pouvez nous aider Lisa ? 

-Je vais essayer Cyrielle. »

 

*

 

 

Le lendemain au centre lorsque Lisa la Brune reprend du service, elle s'enquiert

de l'état de Noé auprès de sa Madeline :

« -Bof, pas terrible, mutique renfermé, il n'a rien mangé et il n'a pas dormi. De temps en temps, il marmonne et ne semble pas nous voir, c'est pas bon signe… Le psy envisage de le mettre sous aldol, il a l'impression qu'il a des visions…

-Tu crois que je peux lui parler…

-Essayes si tu veux, il n'est quand même pas en isolement,tu verras bien. »

 

À dix heures et demie, les réunions sont terminées. Noé est dans la salle commune assis face à la fenêtre qui donne sur le jardin, son visage est émacié de fatigue et de chagrin. Dans sa main il tient la sculpture d'une autre main.

Lisa se souvient de son rêve avec clarté, un frisson coure sur son dos et ses épaules :

« -Noé ? Cet oiseau, sur son doigt, c'est un chardonneret n'est-ce pas ? »

 

Noé lui glisse un regard en coin mais ne répond pas.

« -Et cette main c'est celle de Cyrielle ? »

 

Noé sursaute et la regarde d'un œil peu amène…

« -Ne vous fâchez pas Noé, je ne veux surtout pas vous importuner mais j'ai promis à mon rêve de vous parler… Voulez-vous connaître mon rêve ? »

 

La méfiance s'est un peu retiré du visage du patient, un rien de vie et de curiosité lève son sourcil et il acquiesce en Silence :

« -Je suis désolée Noé, ce que je vais vous raconter va probablement vous bouleverser, et en plus il faut me promettre que ça restera entre nous : ici les esprits sont trop rationnels et je perdrais ma place, si on connaissait la teneur de notre conversation. Vous comprenez ? Voilà de quoi il s'agit… il y a six mois, à peu près, j'ai failli mourir et j'ai fait un rêve... »

 

Lisa déroule son histoire pour Noé. Petit à petit les émotions marquent son visage, il reconnaît les traits et les mots de Cyrielle dans les descriptions précises de Lisa. Il la croit, il la croit désespérément. Des larmes roulent sur ses joues sans discontinuer et les sanglots ponctuent sa peine, mais il encourage Lisa à poursuivre. Il veut tout savoir. Il veut être certain que les monstres en costumes n'habitaient que dans la tumeur de Cyrielle et qu'elle est délivrée de sa souffrance…

Il veut pouvoir lui dire adieu sereinement et reprendre le cour de sa vie. Il voudrait caresser la terre à nouveau, sans craindre sa pensée. Il voudrait sculpter sans s'arrêter, le temps que sa vie retrouve un sens…

Le soulagement qui l'étreint est si grand qu'il le déborde. Alors il se lève, s'agenouille devant Lisa et les bras autour de son cou, il cache son visage contre son épaule et d'un voix rauque, il lui murmure « Merci. ».

 

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Kazuhiro Tsuji ou d'un  Marc Sijan**

 

Le sculpteur sans mémoire 1

Le sculpteur sans mémoire 2

 

 

 



24/01/2016
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