Pierrot l'Idiot 3/3
Dès lors, rassuré par l'interrogatoire, Pierrot cessa de s'intéresser à Jacques.
L'instituteur restait sur sa faim.
Il se rapprocha du docteur, dont il sentait les bonnes dispositions et qu'il n'avait jamais vu à l'église -ce qui à ses yeux était plutôt bon signe. Il l'invita à boire un ballon, deux ou trois fois, et finit par se décider à parler de ce qui le chatouillait :
« Qui est Margot ? les gens disent beaucoup de mal, à son sujet mais vous, vous laissez votre fils l'accompagner partout… Ils prétendent d'ailleurs qu'il est le père… Rassurez-vous je n'en crois rien, mais qui donc est le père ?
—Oh ! Les gens ! Ils parlent, ils parlent et quand ils savent rien, ils inventent. Cette gosse a que des qualités. Elle a pas eu la vie facile, son père était une brute… Pour l'enfant qu'elle va avoir, ch'peux rien dire, faudra lui d'mander, mais c'est pas mon fils Le Pierrot s'intéresse qu'aux anges et son corps est resté celui d'un enfant comme s'il ne voulait pas se développer autrement ! Vous êtes bien curieux ! Et habile à faire parler ! C'est-y qu'elle vous plairait la Belle Margot ? »
Démasqué, l'instituteur rougit violemment sous le regard amusé du docteur :
« C'est un bel oiseau Margot, mais sauvage, elle en a trop vu. Et le Pierrot la rassure, il l'aime beaucoup mais ne la convoite pas. »
La mère Minoche développait une obsession, elle surveillait Margot en permanence, l'absence de son petit roi avait dérangé son esprit. Comme elle était rouée, personne n'avait remarqué son manège.
Elle entrait dans un monde sans rimes ni raison. Elle se négligeait, maigrissait et son potager ressemblait à une jungle folle. Son ménage n'était pas mieux tenu.
Le docteur accepta de la recevoir, il se découvrit une certaine pitié à son égard. Elle lui dit ses maux de tête et sa grande difficulté à dormir. Le docteur lui proposa de lui administrer une petite dose de pavot somnifère, mais que du fait de la dangerosité de la substance, il ne lui en donnerait qu'un peu chaque jour, sur une très courte période.
Elle accepta. Elle avait besoin de dormir et de réfléchir.
Elle avait remarqué qu'elle n'était pas la seule qui suivait la garce dans ses moindres faits et gestes, ce bêta d'instituteur était envoûté, comme les autres avant lui, quand ils ne connaissaient pas encore le vrai visage de cette traînée.
L'instituteur était amoureux.
Il désirait se rapprocher de cette jeune femme qui le touchait tant. Il lui proposa des activités anodines en veillant à toujours inviter son garde du corps.
La première fois elle accepta pour Pierrot, il s'agissait de ramasser des châtaignes pour en faire la surprise aux élèves. Ils étudieraient le fruit en classe et consommeraient les châtaignes cuites sur le poêle de l'école Ils n'auraient pas loin à aller pour la glane, le bois nord était tout près.
Pierrot était bien content de la distraction, il adorait la forêt.
Margot se détendit rapidement, c'était agréable de découvrir un autre esprit, d'entendre parler de la ville et de voir Pierrot heureux comme le gamin qu'il ne cessait pas d'être.
La deuxième fois elle accepta pour eux deux, l'instituteur avait besoin d'aide, il voulait bricoler quelques surprises pour les enfants à l'approche de Noël. Depuis un mois du fait de son état, Margot avait été remplacée à l'église par une adolescente, il était convenu qu'elle reprendrait ses fonctions dès que son état le permettrait. Les gens avaient finalement patienté.
La mère Minoche, elle, s'étouffait de rage. La joie de Margot la blessait aussi sûrement que le feraient les dents d'un loup. Elle n'y tint plus.
Il neigeait depuis deux jours. Pierrot était parti avec son père à la grande ville chercher des préparations pharmaceutiques et du matériel médical. Ils ont emprunté la 4 pattes du maire.
Margot était restée chez elle. Elle buvait une infusion quand on frappa à sa porte. C'était la Germaine l'Entain :
« C'est l'docteur, y m'a dit d'passer parce que tu vas bientôt mettre ton bâtard au monde. Il veut pas que ça arrive quand il est pas là. Je dois rester avec toi…
—J'ai pas besoin de toi, va-t-en !
—Nan ! J'ai gagné un service en échange, y va m'ram'ner une belle pièce de tissu que c'est lui qui paye, alors je reste ! Tas qu'à finir ton infusion et pas t'occuper de moi.
—Et pourquoi que c'est à toi qu'il a demandé ?
—Parce que personne d'autre qu'est pas occupé n'l'a voulu, t'es pas très aimée ; on a que ce qu'on mérite ! »
Margot n'avait pas la force de la renvoyer et puis c'était tout à fait vrai qu'elle pourrait accoucher d'un moment à l'autre.
Le soir venu, lorsque le Docteur et son fils rentrèrent de la ville, ils passèrent d'abord chez Margot. Ils entrèrent et s'annoncèrent comme à l'accoutumée. Ils furent surpris de ne pas avoir de réponse. Sans doute dormait-elle…
Michel s'approcha de sa chambre discrètement, sur la table une infusion froide, avait été laissée là. Ce petit rien inhabituel l'alerta. Il se pressa vers l'autre pièce, Margot n'était pas là…
Il retourna à l'entrée :
« Pierrot, Margot n'est pas là, peut-être que son petit allait venir et qu'elle est allée seule chez ce curé ! Court bonhomme ! »
Le garçon fit la course en quelques minutes, le curé n'était au courant de rien. Désemparé le docteur ne savait que faire. Il n'y avait personne d'autre chez qui elle eut pu se réfugier… Si ! L'instituteur !
Ils reprirent la voiture et rejoignirent rapidement le logement de fonction de Jacques. Mais lui non plus ne savait rien. L'inquiétude gagnait les trois hommes. Pierrot répétait en boucle les yeux arrondis : « C'est le Diable ! C'est le Diable qui l'a prise ! ».
Ils décidèrent de retourner chez Margot pour observer les lieux de plus près. Rien d'étrange dans la maison… Dehors, la neige parlerait peut-être…
Dans l'allée entre la porte et le chemin, leurs pas avaient tassé la neige, ils n'en tiraient rien. Ils utilisèrent les phares de la Renault pour essayer de distinguer quelque chose au-delà. Le chemin de terre battue rejoignait le seul ruban bitumé du village un peu plus loin. Là, outre les empreintes de la voiture du maire, ils en distinguèrent d'autres, de celles comme les roues d'une grande charrette et précédée jusque la route, par une traînée plus large et profonde.
Le docteur savait que trois personnes possédaient un tel engin… dont la mère l'Entain. Son inquiétude grimpa d'un cran…
Il enjoignit à son fils et au maître de monter en voiture et roula d'une traite vers chez la vipère, sans s'occuper de la chaussée glissante.
Répondant aux coups sourds de sa porte, le père l'Entain l'ouvrit. Il était ivre, le docteur n'attendit pas pour parler :
« Où qu'est ta femme ?
—Ça t'regarde à toi ?
—T'as intérêt à me le dire tout de suite : on est trois et je te promets que tu l'diras
—Elle a raison la Germaine, tu yoyottes mon pauv'vieux ! Mais de toute façon j'en sais rien, elle est partie au début d'laprès midi, elle m'a dit m'attends pas ! Alors j'en sais rien et j'm'en fous ! »
Là-dessus l'aimable claqua la porte.
Une des choses simples que comprenait Pierrot c'est que les Diables marchent ensemble :
« Elle est avec la Lucienne... »
L'évidence rattrapa l'affolement des deux hommes qui bondirent dans la voiture comme des lapins.
Pas de lumière chez la Minoche…
Mais des traces… Elles contournaient la maison et la grange était allumée.
L'instituteur passa la porte entrouverte. D'un coup d’œil il jaugea la scène…
Margot, attachée à une poutre debout les bras dans le dos, ne pouvait ni bouger ni s'asseoir, son visage était contusionné. Elle gémissait, sa robe était tachée de sang, et une vaste flaque rouge, liquide s'étendait sous son corps.
La mère Minoche échevelée, rouge, suante avait lâché la bride à sa folie. Elle avait marché dans le sang et ses bottines plates laissaient partout des empreintes sinistres. Elle levait la main encore…
« Tu l'auras pas ton bâtard, j'vous laisserais crever si tu me dis pas où est mon fils salope ! »
La mère l'Entain ne quittait pas la bastonnade des yeux, une expression malsaine d'effroi et d'excitation mêlés, collée sur le visage. Néanmoins, elle s'aperçut rapidement de l'entrée des trois hommes. L'intrusion la sortit brusquement de sa fascination morbide… Elle se précipita de l'autre côté de la grange pour tenter d'en sortir.
L'instituteur en trois pas fut à côté de la Minoche devenue délirante. Il lui attrapa la main et la ceintura. Pierrot courut auprès de Margot en pleurant.
Et Michel n'eut aucun mal à contraindre la fuyarde : la porte de derrière était fermée.
Ils trouvèrent dans la grange de quoi attacher les deux femmes, l'état de Margot exigeait des soins immédiats… Ils l'allongèrent dans la paille.
Pierrot ne pouvait pas gérer cette situation, il était paniqué :
« Elle saigne ! Elle saigne ! Elle a mal, il faut l'aider.. »
Son père lui ordonna de prévenir le maire et Marcello le garde champêtre.
La Minoche hurlait de rage et de désespoir :
« DIS-LE-MOI ! DIS-LE-MOI ! Où qu'est mon fils…
Pierrot se tourna vers elle:
« Elle sait pas Margot ! Il est mort ton fils ! Il est avec le Diable, je l'ai trouvé dans la forêt et je l'ai mis dans un trou pour qui revienne jamais !
—Tu l'as tué ? Tu l'as tué ? »
Michel et Jacques était suspendus aux lèvres de Pierrot.
«Non c'est pas moi ! Il avait un trou dans sa tête et du vomi tout autour ! C'est les anges qui l'ont poussé en bas -tout le monde comprend qu'il parle de la déclivité au versant du bois- il a tapé sa tête sur le rocher et il est mort ! C'est pas sa faute à Margot ! Alors t'arrêtes de l'embêter! »
À présent le docteur s'occupait pleinement d'une Margot épuisée. Les contractions étaient proches , la poche des eaux rompue. Michel ne pouvait plus attendre et il ne connaissait pas l'état du bébé à naître :
« PIERROT ! Le matériel dans la voiture, ramène de l'alcool et l'hydrophile… dépêche-toi et file chercher le maire ! »
Le bébé avait souffert, on ne saurait pas tout de suite jusqu'à quel point. La maman sitôt l'accouchement terminé s'enfonça dans l'inconscience. Margot avait mis une petite fille au monde.
Il fallut deux semaines pour que la mère et l'enfant soient réellement tirées d'affaire, Margot avait eu de la fièvre pendant quelques jours, le docteur craignait que l'infection ne s'étendit.
Le bébé refusa de manger les premières vingt-quatre heures de sa vie, pas certaine, sans doute de vouloir de ce Monde.
Églantine, une jeune maman apportait son aide. Elle cherchait à racheter cette faute d'avoir prêté foi aux sornettes des mauvaises langues.
Pierrot ne quitta pas la maison de Margot. Il regardait avec émerveillement, ce tout petit être, dans son berceau comme une poupée de porcelaine et pour la deuxième fois de sa vie, il fut totalement ensorcelé par un ange tombé du ciel.
Margot raconta plus tard comment elle avait laissé la mère l'Entain entrer et comment elle s'était lourdement endormie le jour de son enlèvement. Michel en déduisit que, complice de la Minoche, Germaine lui avait donné le pavot somnifère détourné par Lucienne. Quand Margot s'était réveillée, elle était attachée. Ses épaules tirées en arrière lui faisaient terriblement mal. Le froid et les coups répétés au visage lui avait fait perdre ses sens plusieurs fois.
Puis les contractions avaient commencé :
« La Minoche me demandait sans cesse où était son fils. Elle m'accusait de lui avoir fait du mal, d'avoir attiré le Diable sur lui… »
Lucienne Minoche fut internée à l'asile.
La mère l'Entain connut quelques années de prison. Son mari vendit la maison, on ne les revit plus ni l'un, ni l'autre.
L'enquête au sujet de Sébastien démontra qu'il n'avait pas de terre dans la bouche et que c'est bien sa blessure à la tête qui l'avait tué.
Des larmes et des larmes coulèrent longtemps sur le joues de Margot.
Au pied de son lit, tous les jours, Pierrot, Michel et une jeune maman montaient la garde. Cette maman était gentille, elle venait nourrir le trésor de la maison tout en tâchant de convaincre Margot de prendre l'enfant contre elle. Margot ne le pouvait pas mais elle laissait faire Églantine quand elle venait prélever son lait.
L'instituteur qui souffrait de voir ce bébé rejeté, le prit un jour dans ses bras. Sans rien demander, fermement mais avec douceur, il le déposa sur le ventre de sa mère :
« Regarde-là, elle te ressemble… elle est innocente et si petite. Sébastien est mort, Margot. Elle a tellement besoin de toi. Donne-lui une chance… »
Il fallut encore bien des larmes, pour nettoyer les douleurs et les blessures. Mais finalement le choc s'estompa. Et la petite fille de porcelaine acheva de la guérir sa mère.
Cela se fit petit à petit ce lien, comme se construisit peu à peu l'amour de Margot pour Jacques.
Les tendresses que l'on tisse lentement produisent les attachements les plus solides et permettent aux familles de s'étendre au-delà des liens du sang.
Elle était belle la famille de Rose.
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