La trêve de Mathieu
Il s'est échappé de la guerre, le cœur troué de douleur. Dans sa tête, le sinistre chant des bombes résonne encore et les plaintes des hommes comme lui et la cadence de sa course pour survivre.
Il est dedans, chaque fois qu'il rêve, chaque fois que claque une portière, chaque fois qu'un cri perce le brouhaha ambiant…
Il n'est pas sûr de pouvoir porter en lui la mort du monde.
Mais il est arrivé sur des terres paisibles qui lui doivent protection puisqu'elles ont armé les morts pourrissants sur le sol, et qu'elles ont dépouillés les survivants de leurs terres et de l'amour des leurs. Comment vivre après ça…
Et c'est vrai qu'ici, alors même qu'il n'a pas d'autre maison que la rue, un certain sentiment de sécurité lui permet de résister aux bruits des massacres qui ne le lâchent jamais.
Assis à même le sol, il tend la main par habitude à peine présent : son temps c'est arrêté un jour de sang. Quelques pièces tombent à ses pieds, comme si elles venaient du ciel, car lui ne peut plus lever les yeux, prisonnier des hurlements de la guerre.
Avec cet argent bien mal acquis, c'est ce qu'il disait autrefois de la mendicité, avec cet argent il se nourrit. Un peu de pain, une garniture quelconque, un fruit, de la bière ; mais il ne s’enivre plus : les cauchemars sont plus vivants quand il se saoule.
On peut fuir un conflit, on ne peut pas fuir ses propres fantômes.
Mathieu traîne sa misère par instinct de survie.
Le matin est gris, les voitures crachent leurs puanteurs. Les passants évitent le soldat sans y penser. Lui ne voit que leurs pieds et tout est blanc de bruit, sauf dans son crâne.
Mais un gémissement dérange le chute des bombes et les cris des mourants de son esprit. Un gémissement qui va et vient de sa tête à la réalité du trottoir gris…
Un gémissement qui finit par le sortir de son hébétude.
En retrait dans ce qui paraît être une ruelle, mais qui se termine en impasse, Mathieu distingue un sac de toile qui bouge et jappe. Il s'approche pour l'ouvrir et découvre un pauvre chiot qui tremble d'angoisse et de joie. Le soldat ressent les battements de son cœur sous ses doigts.
Le chiot est blessé : une bosse surmontée d'une entaille qui ne saigne plus. La contusion n'a pas l'air très grave.
Et soudain l'animal comme un miroir révèle à l'homme sa propre détresse. Des larmes roulent enfin sur les joues du soldat. Des larmes qu'il retient depuis la mort des siens, depuis sa fuite. Des pleurs comme une rivière qui le purifient et le nettoient.
C'est un joli chiot aux poils ras et noirs qui sort du sac, une petite bête qu'un « sans âme » a condamné.
Ce chiot ressemble à Mathieu, il a survécu à une guerre, comme lui
Il a la peau souple, chaude et douce. Il est noir avec un museau court et son regard est encore écarquillé de peur.
Le soldat pose son nez sur la truffe de son chien et lui dit :
« Tu n'es plus seul, je vais prendre soin de toi. »
Et dans la tête d'un homme le bruit des bombes cesse enfin.
Il les entendra encore parfois, mais de moins en moins. Dès lors, quand la porte de son enfer s'ouvre et qu'il sombre dans la boucherie qu'il a traversée, Charbon lave sa détresse à coup museau et de langue.
Il y avait un chien pour un homme, il y avait un homme pour un chien.
Parfois la vie a du sens.
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