Pioupiou 2/5
*
C'est un dimanche, au début de l'automne. Félix frappe à la porte et s'adresse à la jeune femme qui lui a ouvert :
« Bon ! Ta fille c'est pas une bête de foire, mais t'sais, si elle peut vraiment siffler comme les oiseaux, moi, je les connais les oiseaux et je pourrais sûrement lui apprendre un tas de choses. Il faut qu'elle appointe son talent, peut-être que ça lui deviendra indispensable dans la vie ? »
Les arguments un peu spécieux du braconnier trouvent des oreilles indulgentes puisque Francine n'attendait pas autre chose que sa visite.
« Ben j'veux bien qu'tu la vois mais Morgane, elle fait pas ça sur commande, je sais jamais quand ça va lui prendre.
— Attends, je sais comment charmer l'oiseau. »
Félix s'approche du parc où la petite fille joue tranquillement. Il ne fait pas de bruit, s'assied sur le sol et avant qu'elle ne le remarque, il envole quelques cajoles de Geai Bleu.
Morgane suspend son jeu et tourne la tête vers Félix. Sans la regarder vraiment, il chuchète comme un moineau. Le visage de l'enfant s'anime, elle tape dans les mains et rit de contentement. Alors Félix étale ses talents de siffleur pendant une minute ou deux puis s'arrête.
Il regarde la mignonne en souriant. Et sous ses yeux, l'enfant reprend quelques chants qu'il reconnaît tout de suite : mésange, rouge-queue, moineau… Elle ne connaît qu'une ou deux variations, mais c'est incroyable, ce n'est pas un talent c'est de la sorcellerie !
C'est ainsi que Morgane trouve un ami et un professeur des bois.
*
« Hé ! Pioupiou ! Regarde ce que j'ai trouvé dans le bois ! Salut Francine ! C'est un temps comme il faut pour étendre ton linge.
— Bonjour Félix ! M'en parle pas ! Je chéris les oiseaux mais si seulement je pouvais leur mettre des langes… Les vêtements de ce Pioupiou-là ramassent des guanos tous les jours !
— Alors ce que j'amène risque de pas te plaire, la fillette s'est redressée prestement.
— C'est quoic'est quoic'est quoi ? »
Tandis que Morgane se relève en sautant, alertés, un rouge-queue et un moineau s'envolent. Féfé serait surpris si aucun volatile ne tenait compagnie à la gamine. Il ne se lasse pas de cette magie. Il vient souvent la voir, il n'a pas encore décidé si c'est elle qu'il visite ou ses oiseaux.
Impatiente de découvrir la surprise dissimulée dans un petit panier, Morgane court vers Féfé. Il s'accroupit et place le panier à la hauteur de ses yeux gris.
Scrutant son visage, rieur, il lève délicatement le torchon qui couvre la vannerie.
Les mirettes de Morgane s'illuminent. Un oisillon est recroquevillé de peur au fond de la corbeille. La petite fille émet le chant doux et liquide des rouges-gorges. Félix laisse retomber l'étoffe :
« Tu te souviens de la façon dont les mamans s'occupent des oisillons, Pioupiou ? Morgane secoue gravement la tête Ce petit-là, à mon avis doit avoir une dizaine de jours, il ne peut pas encore se débrouiller tout seul, mais ça arrivera bientôt… J'ai pas le temps de m'en occuper cette semaine…. Si je te montre comment faire, ça te plairait de devenir sa maman ? Morgane emmêle ses doigts qu'elle sert très fort.
— C'est le plus beau cadeau que j'ai eu, Féfé fronce les sourcils,
— Un cadeau ? Ôte-toi ça de la tête tout de suite ! C'est un grave devoir, ça n'a rien à voir avec un jouet, c'est un être vivant et c'est toi qui le protégeras et le nourriras ! Et crois-moi c'est difficile pour une petite fille. Et pendant toute une semaine, peut-être plus, tu n'auras plus un moment de repos. Mais il faut que ta maman soit d'accord.
— Oh là là Félix ! Mais je travaille moi ! Comment veux-tu que je trouve le temps ?
— Oh, maman, maman, je va le faire, c'est moi qui va le faire et aussi je viendrais avec toi pour les ménages et aussi je te dérangerai pas et comme ça je va pas traîner chez les Fourneaux ! Avec une mine contrite, Félix argumente,
— Il est presque autonome, t'en fais pas. Et puis aujourd'hui c'est dimanche, confie-moi Pioupiou ; on va chasser l'insecte pour la purée, mettre quelques vivants en boîte et la petite pourra presque tout gérer, sauf le nourrissage de dix heures. Promis c'est moi qui apporte la nourriture à l'oiseau…
— Une semaine hein ?
— Oui à un ou deux jours près ! »
Morgane crie de joie et fait des sauts de carpe, sa mère ne peut pas s'empêcher de sourire.
Félix, braconnier ou pas, est un brave homme. Le garde forestier, lui-même, le laisse en paix, parce que sa chasse est discrète et respectueuse : il ne chope et chipe qu'au collet, ne prélève que pour lui, pour les grand-mères et bien sûr pour Francine. Il paye une amende de temps en temps, comme ça l'équilibre est maintenu.
Francine a oublié son Hervé, peut-être pense-t-elle un peu au menuisier. Elle a mis le temps mais elle sait que les grand-mères ont raison ; le père de sa fille est un salopiaud.
C'est d'ailleurs chez les grand-mères que se rendent Félix et Morgane. Il a un lapin pour elles, ça leur remontra le moral, c'est un peu difficile en ce moment pour les commères : Titou est malade. C'est normal qu'elle baisse, elle a passé soixante-quinze ans. Gégène est un peu plus jeune.
*
Un jour ou l'autre, les bambins quittent la petite enfance.
Morgane a cinq ans. Sa mère lui annonce qu'elle commencera l'école en septembre et que l'oiseau, lui, devra rester à la maison. La fillette fond en larmes. Le rouge-gorge installé sur son épaule piétine. Il pique son oreille, inquiet :
« Nan ! Maman, nan ! Je veux pas que Siffle est tout seul, je veux pas que je suis toute seule aussi !
— Oui, je sais mon bébé mais tu dois aller à l'école, d'ailleurs y aura Sophie avec toi et Charlie, chez les grands : tu s'ras pas seule.
— Si je dois laisser Siffle, j'me sauvera ! »
Morgane est inconsolable. Plus tard, sans rien lui dire, pour n'avoir rien à promettre, Francine la dépose chez Louise qui la garde encore quelques fois. Puis elle va à la rencontre de l'institutrice, madame Évraud, à laquelle elle explique la situation :
«… Je sais que ça ressemble à une faveur, que les autres enfants peuvent trouver ça injuste. Mais le lien entre ma fille et cet oiseau est très fort, il est pour elle comme un morceau de son corps.
— Est-ce bien sain ?
— C'qui est sain ou pas, c'est selon comment les gens voient les choses, mais si on sépare Morgane de Siffle, elle va détester l'école et peut-être faire des bêtises ; j'ai peur qu'ça tourne mal… Et l'oiseau est un levier parfait pour qu'elle soit sage. Et peut-être un levier pour les autres enfants ?
— Ça ne me semble pas raisonnable, je comprends le problème mais un oiseau perturbera la classe, et ce n'est pas propre.
— Je vous promets que cet oiseau-là, Morgane l'a dressé. Sur les conseils de Félix, elle pose un linge sur son épaule gauche, elle ne l'a nourri et récompensé qu'à cette place. Quand il se posait à droite elle le chassait. L'oiseau passe son temps sur le linge. Il vole peu, chasse peu, dort beaucoup l'après-midi s'il a le choix. Comme il est avec elle en permanence, il ne l'empêche pas de faire tout ce qu'elle doit et quant à semer la pagaille et voler partout, c'est un rouge-gorge, il n'a qu'une maison, c'est Morgane sa maison. Il va veiller jalousement à cause de tous ces étrangers qui vont lui tourner autour. C'est vrai qu'y faudra un temps pour que les aut'es enfants, eux, soient pas distraits... »
L'institutrice comprend le caractère exceptionnel de la relation. Son esprit entrevoit ce qu'elle pourrait tirer favorablement de l'expérience pour l'ensemble de sa classe.
Elle impose néanmoins certaines conditions et une période d'essai.
Francine est venue chercher sa fille chez sa nourrice :
« ...La maîtresse est chiffonnée : elle a peur que Siffle empêche les enfants de travailler. Tu sais comment ils font les enfants quand ils te voient avec ton oiseau ? Alors ta maîtresse veut bien essayer mais elle m'a dit plusieurs choses. Le jour de la rentrée, tu viendras un peu après tout le monde. Tu raconteras ta vie avec Siffle. En classe, tu devras travailler très sérieusement et être la plus sage. Siffle ne pourra pas voler pendant que tu travailles, tu dois y veiller. Si la maîtresse est mécontente, Siffle ne pourra plus t'accompagner.
— Je sais pas comment je dois faire pour que Siffle vole pas partout. Malgré cette inquiétude, Morgane souffle de soulagement,
— Demande à Félix. »
Un mois de dur apprentissage pour l'oiseau précède la rentrée des classes. Il apprend à apprivoiser un fil à sa patte.
*
Morgane se sent bien à l'école surtout pendant les récréations. Son oiseau est un facilitateur : il lui garantit toutes sortes d'amitiés.
Et puis, elle retrouve Sophie avec une vraie joie parce qu'elle ne la voit pas autant qu'elle le voudrait : sa maman n'apprécie pas les Fourneau, la famille de l'enfant.
Pourtant Francine trouve Sophie gentille mais la conséquence d'une telle fréquentation, c'est Marcel Fourneau dans son quotidien, alors elle n'encourage pas le commerce de sa fille.
Chez les Fourneau c'est douloureux, comme une avalanche un jour de glace.
Aux yeux du mari, madame Fourneau ne compte pas, mais elle est corvéable à souhait. Le village la plaint, sauf Germaine qui ne comprend pas qu'on puisse se laisser soumettre de la sorte ; mais la vieille dame mesure les caractères à l'aune du sien propre.
En revanche la grand-mère est d'accord avec les habitants pour juger que monsieur Fourneau est un bien vilain diable : il règne en maître féodal sur femme et enfants qui lui doivent une obéissance absolue. Il est dur et violent en toute circonstance.
Son fils Jeannot, l'aîné, dépositaire des volontés paternelles, est celui qui souffre le plus dans ce désert d'amour : il ne fait jamais assez beau, jamais assez grand, jamais assez bien…
Sophie est une fille, c'est presque une faute pour Marcel Fourneau. Pour cette raison ou grâce à elle, la gamine n'a pas à porter le poids de ce devoir exigeant d'une intenable position de perfection. Pourtant, la petite fille aussi subit la foudre des mains de son père. Elle est timide, effacée et copie sa mère pour survivre développant des dons d'invisibilité et de silence.
Si Morgane et Sophie se sont trouvées, Jeannot, lui, déteste la « sorcière » à cause de l'affection entre elle et sa sœur dont il est fort jaloux ; il envie à Sophie sa sécurité relative.
En vérité le garçon est en colère contre le monde entier.
*
Un jour où la récréation bat son plein, Siffle, excité, s'éloigne de Morgane. Il volette à proximité de Jeannot qui sans hésiter une seconde et profitant de l'aubaine, frappe l'oiseau d'un revers de main.
Le rouge-gorge est projeté à terre. Son amie de toujours se précipite pour le protéger car Jeannot lève son pied et dans son l'élan, il atteint Morgane au bras.
Charlie fonce sur lui avec le désir brutal de casser le furieux en morceaux, il n'en a heureusement pas le temps.
Sophie s'est recroquevillée, les enfants sont ahuris et Morgane hurle.
La maîtresse sort précipitamment dans la cour. Les élèves crient tous en même temps pour lui raconter les méfaits du sauvage encore rouge de rage.
Siffle reprend ses esprits, il est confus et il traîne son aile : elle est cassée. Morgane est choquée, elle ne connaît rien d'un climat de violence gratuite.
Elle sanglote tandis que la maîtresse tente de la consoler tout en brûlant Jeannot d'un regard noir.
Madame Evaud profite que la Mère Couvent passe pour lui demander de prévenir Francine. Francine ne tarde pas et, avec sa fille, elles retournent à la maison. Morgane tient délicatement l'oiseau silencieux dans le creux de sa main.. Un bleu s'étale déjà sur son petit bras, elle ne le sent pas : c'est Siffle qui compte.
Jeannot passe le reste de la journée, assis sur une chaise, dos à la classe pour « réfléchir à ton acte cruel ».
*
La fin des classes venue, la maîtresse raccompagne les enfants chez eux. Sophie se sauve en marmonnant qu'elle va voir comment se porte Morgane. L'enseignante ne s'y oppose pas, la petite n'est pas obligée d'assister à la discussion qui s'annonce.
Elle est partagée, elle sait que les conséquences seront terribles pour son élève. Mais elle ne peut pas laisser cet acte impuni.
Le père travaille, la mère la reçoit.
L'institutrice informe la maman de la situation, elle lui explique que Jeannot doit être sanctionné : il est exclu de l'école jusqu'aux grandes vacances qui seront bientôt là. Elle donne à la mère un livre de morale. Elle exige que le garçon le recopie pour la rentrée.
Madame Fourneau pâlit et murmure :
« Vous savez ce que monsieur Fourneau… Jeannot file dans ta chambre et tu y restes ! Vous savez ce que mon mari va lui faire…
— Je ne sais pas comment l'empêcher mais vis-à-vis de la maman de Morgane, des enfants et de tous les autres parents, je n'ai pas le choix. Je vais rester pour affronter monsieur Fourneau. Je glisserai quelques vérités. Et puis je passerai régulièrement pour prendre des nouvelles, monsieur Fourneau saura que s'il exagère je préviendrai la maréchaussée. »
Madame Fourneau est effrayée mais elle ne peut pas s'opposer à madame Évraud.
*
Sophie a laissé sa maîtresse, elle fuit. En larmes, elle passe devant chez Germaine et Tiphaine ; celle-ci s'est remise de son hiver difficile mais doit encore se reposer souvent. Sur son banc de guetteur, Gégène tricote des chaussons. Lorsqu'elle voit Sophie courir ainsi, qui semble bouleversée, elle l'interpelle :
« Sophie ! Le Diable te suit ? Viens ici ma grande t'as l'air toute chafouin ! Allez approche, t'as pas peur de moi ? Tu veux un verre de lait ? ».
Sophie n'est pas contre un peu de réconfort. Germaine entre chercher le lait et ce faisant ouvre la fenêtre de Titou pour qu'elle soit témoin du récit.
Son verre à la main, la petite fille raconte les évènements de la matinée… La grand-mère ponctue régulièrement les explications :
« Non ! », « C'est pas possible ! », « Je sais que ce n'est pas la fête chez toi et voilà que ça gâte ton frère... »
Ici Tiphaine s'impatiente et intervient :
« Dis ! T'arrêtes tes commentaires ! Elle n'a que sept ans cette enfant ! Elle a pas besoin que tu lui racontes ses malheurs ! »
Quand elle apprend les coups portés à l'oiseau et à Morgane. Germaine pince les lèvres.
« … Alors la maîtresse est avec maman, j'ai peur tu sais ? Ça va crier et même moi je va me faire crier et même maman, elle est pas gentille la maîtresse ! Sophie pleure à chaudes larmes,
— Bon rentre dans la maison avec Tiphaine, j'va aller voir ta maman. J'va lui demander si tu peux rester avec nous, parce que j'ai fait trop à manger et puis qu'après, tu vas m'aider à filer et que ça fera plaisir à Titou qu'est clouée dans son lit. Je pense que ta maman voudra bien parce qu'elle veut pas que ton papa crie sur toi… »
Et Germaine, lance un retentissant « J'y va Titou, tu gardes un œil sur la 'tiote. »
Elle s'éloigne à petits pas pressés, passe devant l'école et la maison commune, la ferme des Couvent, puis l'église. Elle marmonne dans sa barbe quelques considérations bien senties au sujet des malfaisants qui « mériteraient bien à leur tour, une volée de bois vert ».
« Si sa mère ne veut pas lui laisser la petite ce soir, elle la séquestrera la Sophie ! Non mais ! Et l'aut' affreux l'aura qu'à venir s'y frotter tiens ! »
Parfois Gégène oublie qu'elle a soixante-dix ans et que c'est un âge bien avancé et plus très vaillant.
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En approchant de chez les Fourneau, Germaine assiste à la fin de la conversation :
« ... lui glisser quelques vérités. Et puis je passerai régulièrement pour prendre des nouvelles, monsieur Fourneau saura que s'il exagère je préviendrai la maréchaussée. »
Elle constate que Jocelyne Fourneau a le visage pâle et froissé d'inquiétude, elle en conçoit une certaine gêne, c'est pas souvent que la condition de cette femme la touche.
Sur le pas de la porte les femmes qui discutaient se tourne vers elle. L'enseignante est un peu agacée :
« Bon ! Je vois que les nouvelles vont vite et vous êtes déjà à la pêche ! C'est incroyable ! Germaine répond sans se démonter,
— C'est comme ça : tous les vieux sont curieux et se mêlent des affaires des autres. Mais je viens pas pour ça, je sais tout c'qui y'a à savoir. Est-ce que vous avez des nouvelles de Morgane ?
— Allez donc y voir ! La maîtresse ne risque pas de lui répondre,
— Oui, c'est bien mon intention… Ma'me Fourneau, Sophie est chez moi. Elle était bouleversée, j'la invitée à manger et dormir si elle veut, ça f'ra plaisir à la Titou et à moi. Et y'm'semble qu'ça s'rait prudent… »
Jocelyne Fourneau rougit, mais c'est presque aussi difficile pour elle, de résister à Germaine qu'à monsieur Fourneau ; elle bégaye un « J'm'en arrangerai.».
Voyant que la conversation ne reprend pas et tout de même, ayant obtenu ce qu'elle voulait, Gégène tourne les talons tandis que les deux femmes rentrent dans la maison.
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