Pioupiou 4/5
*
Le matin de la rentrée des classes, Félix entend les cris de panique résonner dans sa cuisine. Il reconnaît la voix de Francine, il comprend immédiatement qu'il s'est passé une catastrophe et se précipite pour en connaître la teneur. Francine, essoufflée, échevelée lui tombe dans les bras :
« Elle est chez toi ?
— Qui ? Morgane ?
— Siffle est mort, je l'ai trouvé sur le sol de sa chambre et elle n'est plus là…
— Elle est peut-être partie sur le coup du chagrin dans le bois au grand hêtre ? C'est là qu'elle va quand elle veut voir personne…
— Non Félix, non ! je crois qu'c'est plus grave que ça. Si elle avait trouvé son grand ami mort, elle l'aurait pas laissé par terre, elle aurait crié, pleuré, elle serait venue me voir… J'ai tellement peur…
— Bon j'va au hêtre pour êt'e sûr. Toi tu vas voir les grand-mères, elles savent toujours tout. On se retrouve chez toi. »
Gégène ouvre la porte qui s'agite sous des coups rapides et bruyant :
« Ça vient ! Ça vient ! C'est pas la fin de c'monde ! Francine ? Qu'est-ce qui y'a ? Y'a un malheur ?
— Morgane a disparu et j'ai retrouvé Siffle dans sa chambre, il était mort ! »
Pour une fois Germaine ne peut rien dire, seules les larmes qui glissent sur ses joues témoignent de son anxiété et de son chagrin. Mais ni elle, ni Titou n'ont d'informations et Francine ne s'attarde pas à les écouter se perdre en conjecture. Elle file chez le curé, par acquit de conscience.
Puis elle rentre chez elle attendre Féfé.
Il faut se rendre à l'évidence personne n'a le début d'une information.
Alors le couple se précipite chez le maire afin que soit prévenue la maréchaussée. Le maire est le seul à disposer d'une ligne téléphonique.
Les gendarmes commencent l'enquête dans la matinée. Malheureusement, personne n'a rien vu, personne ne sait rien. Le signalement et la disparition de Morgane est transmis dans les vingt-cinq kilomètre à la ronde. Trois hypothèses sont possibles pour la maréchaussée, la petite s'est enfuie ou elle a été enlevée. Ils laissent entendre que l'enlèvement et tout à fait improbable, puisqu'aucun inconnu n'a été signalé récemment dans les parages. Pour épargner la mère, ils n'abordent pas la troisième éventualité.
La plupart des villageois sont très affectés, Sophie et Charlie plus que tout autre.
La vie est suspendue à Massoy. Le maire fait passer le mot pour que les habitants qui le peuvent, délaissent leur activités et s'engagent dans une battue.
On cherche pendant la journée entière, jusqu'à ce que la nuit tombe.
Francine a l'impression de devenir folle. Félix rentre épuisé et il reste auprès d'elle. Il est malheureux.
Pourtant il trouve les mots qui réconfortent un peu la jeune maman.
« Tu sais, c'est sûrement affreux de te dire ça, mais on cherchait Morgane autant que son corps, et ne pas l'avoir trouvée ce n'est pas tout à fait une mauvaise nouvelle…
— Oui Féfé, tu as raison… Et ce pauvre oiseau… qu'est-ce qui s'est passé. »
À court de mots, Félix la prend dans ses bras
*
C'est bien comme il se le rappelle : dans ce village de bouseux, dès la nuit tombée, ils sont tous couchés.
Il avance lentement.
Prudent, à pas comptés…
Le cri des cailloux sous ses chaussures l'oblige à s'arrêter souvent…
Rien ne bouge… Un hibou hulule, un chien aboie…
Quelques secondes pour écouter le village et il reprend sa progression...
Le Fourneau a dit que la gosse dort dans la chambre face au petit verger et à la fontaine…
Les cailloux sont remplacés par de la terre battue jusque la maison : il peut se déplacer plus rapidement.
Le dos collé au lierre, qui commence à rougir en ce début d'automne, il prend le temps d'observer autour de lui si quelqu'un peut l'apercevoir.
Il se souvient de ce jour de juin, il y a huit ans, où il a débarqué à Massoy.
Les moissons allaient commencer. À l'époque, il passait d'un village à l'autre pour ramasser le bon qu'il y trouvait et vivre en insouciant. Il était fort, adroit et charmeur, il trouvait facilement de l'ouvrage et vivait sans projet.
Aujourd'hui que son caractère s'est durci, c'est plus difficile de trouver une besogne honnête, son charme l'a abandonné, sa vie dissolue a usé ses forces. Il s'aigrit, la vie ne lui donne pas ce qu'il mérite.
La faute à « pas d'chance » et aussi aux gens qui le jugent et le rejettent, comme ceux-là qui dorment, ignorant que le loup est dans la bergerie et qu'il vient réclamer sa part.
Hervé ricane silencieusement.
Il y a huit ans, le bon de ce village-là, ce fut Francine, comme une fleur du jour, fraîche, veloutée, attirante.
Quand il était arrivé, la mère venait de mourir, il n'avait eu aucun mal à se rendre indispensable auprès de la belle brunette aux yeux gris. Elle lui était tombée dans les bras si facilement.
Mais avec elle, lui aussi trouvait la vie bien belle. Il avait même envisagé sérieusement de s'installer. Pourtant tous les villageois les regardaient de travers ! Elle était la seule à l'aimer.
Finalement, elle avait tout gâché quand elle lui avait annoncé, avec une joie à vomir, qu'il allait être papa. Il avait vite pris le large pour s'éloigner de cette situation comme un piège.
Et puis à l'usage, les péquenots l'auraient vite assommé.
La lune éclaire suffisamment les alentours pour qu'Hervé Bossano progresse sans difficulté.
Reste la fenêtre…
Mais c'est une nuit pour les voleurs : les battants sont légèrement disjoints, chacun bloquée par un fer manoir. Il suffit au fourbe chanceux d'introduire une écorce le long d'un des montants au milieu de la fenêtre pour relever le bloqueur.
Les oiseaux ça ne dort que d'un œil. Lorsqu'il entend les bruits légers venant de l'extérieur, le rouge-gorge s'approche en volant.
La fenêtre est ouverte, Hervé Bossano l'enjambe facilement et tombe nez à bec avec le volatile de sa fille. Il s'attendait plus ou moins à le voir, cet oiseau, mais lui est trop surpris pour seulement esquisser une fuite.
D'un geste vif, stimulé par l'adrénaline, Bossano saisit l'oiseau et le brise dans sa poigne. Mue par un instinct nébuleux, Morgane ouvre les yeux lorsque l'intrus ouvre sa main et que Siffle tombe au sol.
La petite fille ne comprend pas tout de suite la situation, mais un sentiment d'horreur l'agrippe immédiatement.
Hervé se jette sur elle, lui ferme la bouche avec sa main et la garrotte de sa force d'homme. L'enfant se débat et l'homme lui chuchote : « J'ai tué ton oiseau, je peux faire la même chose avec toi ou ta mère ! Tiens-toi tranquille ! »
Morgane cesse de se débattre et sent sa gorge se reserrer autour des sanglots qu'elle ravale tant bien que mal…
Siffle…
Quitter le village est une formalité. Il porte l'enfant par dessus son épaule et la tient durement contre lui.
Quand ils sont assez loin, Hervé Bossano la pose au sol :
« C'est à moi qu't'obéiras, c'est avec moi que tu vas vivre, c'est moi ton père…
— T'es pas mon père, c'est Féfé mon père, toi t'es qu'un sale bandit et t'as tué Siffle, t'es un méchant, le plus mé… Bossano lui assène un gifle qui la coupe dans son élan,
— T'as pas tort, je suis pas un gentil et je te conseille de pas l'oublier ! Si tu veux que ça marche pour toi. »
À aucun moment le voleur d'enfant n'a eu d'empathie ou de compassion vis-à-vis de sa « fille ».
La seule personne qui compte dans la vie d'Hervé Bossano c'est Hervé Bossano lui-même. Et cette petite emmerdeuse ne l'intéresse que dans la mesure où elle lui rapportera l'oseille qu'il mérite, comme l'Fourneau l'a dit ! Et s'il est vrai que celle-là est sa fille, aucun doute, il a le droit d'en tirer un profit.
Il la tient par la main et l'oblige à tenir une cadence de marche épuisante pour elle. Il doit rallier Charanton le plus vite possible. Personne ne doit les voir.
C'est Marcel qui a tout pensé :
« D'abord faut qu'tu sois présentable, tu dois plus attirer l'attention. Ch't'ai ramené des frusques. Tu d'viens propre et tu picoles plus comme un trou ! Si t'appliques pas, t'entendras plus parler de moi et adieu la belle vie. J'va payer ta pension pour deux mois, tu me les devras et tu me les rendras avec les intérêts dès que ta sorcière rapportera des picaillons.
T'attendras la rentrée, pour agir, y'a trop de monde réveillé tard à l'été. Tu fais gaffe au piaf, il est toujours avec elle. Pi après tu vas à Charanton, ch't'y laisserai un biclou. Et là, jusqu'à Saint Jeuney tu laisses le vélo en arrivant et tu vas te planquer une semaine. Parce qu'ils vont la chercher ! Ch' connais une cache dans la rue des bigleux. La bonne femme qui tient le bouge m'en doit une, elle est pas curieuse. Ch'te filerai des clefs. J'y ai interdit d'aller vous voir. J'ui ai dit que la mère de la gosse est une putain et qu't'enlève la gamine pour la tirer du milieu... »
Il a tout bien pensé l'Fourneau.
Si la gamine a la moitié du talent qu'il a dit, le fric tombera comme les feuilles en automne.
Tout l'monde voudra voir la fille des oiseaux. Mais il va falloir tracer loin, prendre le train. Alors il a raison le Marcel faut que ça se tasse d'abord.
*
Au lendemain de l'enlèvement, quelques acharnés poursuivent les battues, Félix en fait partie. Il a délégué son soutien auprès des grand-mères et du curé. Il a beaucoup de chagrin, la petite lui est précieuse comme son âme. Et la peine de sa mère le bouleverse tout autant.
Le curé est un allié précieux : il connaît tant de monde et on lui fait davantage confiance qu'à la maréchaussée.
Mais à la fin du jour, il n'y a aucune nouvelle.
Et puis soudain, alors que Félix est assis à côté de Francine sur un banc à l'extérieur. Il remarque quelque chose d'étrange :
« Dis Francine, tu trouves pas que le village est bien silencieux ?
— Je n'sais pas ch'fais pas attention…
— Oui, j'me doute, mais écoute quand même…
— Les oiseaux ?
— C'est ça ! D'habitude ça piaille du soir au matin et là, on s'croirait en hiver, un jour où le froid pourrait fendre la pierre !
— C'est pour Morganne qui s'taisent ?
— Non, Francine, non : y sont plus là ! Et si y sont plus là…. Faut qu'j'y aille, j'ai une idée. J'veux pas qu'tu rest' seule, tu vas voir les mémés. Si j'ai des nouvelles je t'y r'trouve… »
Dans un élan spontané, il dépose un baiser sur des lèvres consentantes . Pourtant, ni l'un ni l'autre ne semble s'arrêter sur ce geste, c'est un détail naturel que l'urgence consent au delà-des mœurs.
Comment se fait-il qu'il ait mis tant de temps à réaliser le silence qui règne ! Ils ne sont plus là !
Félix court chez Pierre Souvain :
« SOUVAIN ! SOUVAIN ! L'autre sort rapidement. Viens avec moi j'ai une idée… T'entends ce silence ? Ça t'f'ais pas drôle ?
— Maintenant que tu l'dis… Ça cause moins dans le ciel.
— Ils savent où elle est…
— Ils l'auraient suivi ?
— Ch'sais pas s'ils la suivent ou s'ils la cherchent, mais ça peut pas être le hasard qui sont plus là quand elle a disparu… Viens toutes ces bêtes ont forcéme9nt laissé des traces quelques part… »
En effet, des guanos dessinent une piste. Elle se densifie peu à peu et se concentrent en une ligne probable pour devenir à l'évidence, les petits cailloux blancs d'un chemin facile à suivre…
Maintenant qu'ils savent ce qu'ils cherchent les deux hommes trottinent vers Charanton. Quand ils y parviennent, la piste traverse le village et ils réalisent qu'elle peut les mener loin.
Ils ont quelques amis dans ce bourg, ils trouvent aisément deux vélos à emprunter. Entre deux coups de pédales, Souvain demande au menuisier :
« Tu crois qu'ai arrivé quoi à la gosse ?
— Le chemin ne quitte pas la route. Elle s'est fait enlever…
— Par qui donc ?
— J'ai réfléchi, on commence à parler d'elle plus loin que Massoy. Y'a des gens qu'ont ni morale, ni cœur et peut-être qu'un ou l'autre la voulait pour lui…
— Pourquoi faire…
— Ch'ais pas j'veux pas y penser ça m'fiche la trouille... »
Devant Saint Jeunet la piste s'étiole, les oiseaux de Massoy se sont fondus avec ceux d'ici. La population est assez dense ici, c'est une petite ville. Les volatils se sont probablement dispersés.. Cherchent-ils encore Morgane ? Sont-ils allés plus loin ?
La nuit est tombée. Les hommes hésitent à retourner sur leur pas. Félix encourage pourtant Pierre à rentrer.
« Y faut qu'tu préviennes Francine pour qu'elle s'inquiète pas. Lui donne pas des espoirs déraisonnables. Dis-lui que les oiseaux nous on conduit à Saint Jeuney et qu'on a pensé à un vieux qui sait beaucoup de choses comme les grands-mères mais que j'dois attendre demain pour le trouver.
— Alors je r'viens d'main…
— Oui, Pierre rentre bien. »
Monsieur Fourneau erre dans la rue principale de Massoy, il est énervé ; il vient de mettre une lourde taloche à Sophie qui pleurniche après sa sorcière. Mais il sait que si ça l'a autant énervé, c'est parce qu'il est inquiet.
Sa malveillance avait jusque-là étouffé les conséquences possibles de son plan si Bossano réussissait son coup.
À présent, il est pleinement conscient d'être impliqué jusqu'au cou dans une affaire d'enlèvement d'enfant. Il s'assied sur une borne, à la sortie du village pour réfléchir en paix. Il y reste un moment avant de se décider à rentrer. En chemin il voit Pierre Souvain et son vélo passer en trombe.
Marcel Fourneau fronce les sourcil : « Il a pas de vélo le bûcheron. »
Marcel force sa marche pour essayer de savoir ce qui presse Pierre de la sorte.
Le vélo et le cycliste sont devant chez les grands-mères.
Les trois femmes qu'il honnit le plus dans ce village sont assises sur le banc des commères. Pierre est excité, il parle fort :
« Non, il est resté à Saint-Jeuney. Il verra le vieux demain, il espère qu'il sait quelque chose... »
Titou pose une main sur le bras du causeur et donne un coup de menton vers monsieur Fourneau :
« Traîne pas ici, t'es pas le bienvenu Fourneau !
— La rue est à tout l'monde vieille mégère ! Mais j'ai pas l'intention d'm'attarder. J'vous conchie tous ! Pierre Souvain s'énerve,
— Fous l'camps ! »
Marcel s'éloigne d'un air dégagé, mais son cerveau est en ébullition :
« Le bûcheron parle sûrement du Félix ! S'il est à Saint Jeuney et qu'il traîne, il pourrait tout à fait croiser l'Hervé. Est-ce qui f'rait le lien avec la sorcière ?! Évidemment, te penses, te parles d'un hasard ! Je sais pas de quel vieux y parle l'aut' mais ça m'étonnerait que quelqu'un sache qué'qu' chose au sujet du Bossano, ça fait pas longtemps qui s'est rabattu sur la région. D'ailleurs, qu'est-ce qu'il pensait y trouver c't'imbécile ? J'ai beau tourner ça dans tous les sens, faut qu'j'y aille… faudrait qu'j'y aille ce soir, mais ça dort pas trop dur en c'moment dans les chaumières… Vaut mieux que j'parte plus tôt demain, comme si j'va au boulot, … Ch'peux pas prendre de risque… »
Pierre Souvain le regarde s'en aller d'un œil mauvais :
« Ch'peux pas l'sentir c't'arsouille-là ! Germaine acquiesce et grimace,
— T'es pas l'seul ! Bon tu finis donc ?
— Il s'est dit qu'les oiseaux s'ils volent tous ensemble ça fait du monde et que p'tê'te ça laisse des traces… Des traces pas prop' en fait, on a suivi les guanos… Francine est suspendue à ses lèvres,
— Pourquoi qu'Féfé pense qu'elle est à Saint jeuney ?
— Ah non, crois pas ça ! C'est juste qu'il pense qu'elle est passée par là. Mais à partir de Saint Jeuney on trouvait pu rien. Alors il va chercher une piste. »
Francine fond en larmes, Titou lui passe une main dans le dos :
« Il l'aime son Pioupiou, il l'abandonnera pas…
- Dis, Pierrot, te vas l'rejoindre demain ? Pierre hoche la tête. Alors pourquoi qu't'es pas resté avec ?
— Pour dire à Francine et pass que j'dois rentrer la volaille... »
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