Angélique et Côme
Dans une tombe de blanc que l'archéologie s'autorise à profaner, une femme allongée tient un parchemin au creux du reste de ses mains, contre son cœur. Il est un témoin de son histoire.
Le temps s'est refusé à le détruire.
Je ne regrette pas ces 4 années passées près de toi, ni les battements de mon cœur, ni les tremblements de mon âme. Je ne regrette pas mon refus au sujet d'excuses publiques ni le cloître de mon anathème, ni le mépris que je suscite.
Côme, je ne regrette rien. Je t'aime...
Plaise à Dieu que je te retrouve en son royaume.
A la volonté dé Dié
Dieu, notre Seigneur, n'est guère clément avec la Guadeloupe. Mais le domaine, enfin, se remet des ravages du climat. Une après-midi de 1833 -en août je crois, j'avais 17 ans-, je me souviens de ma terreur. Un ouragan grondait autour de nous tel un monstre furieux. Il me soulevait, me malmenait, je croyais mourir.
Côme m'écrasait dans ses bras, de toutes ses forces. Nous étions attachés au plus gros arbre de la propriété. Cet arbre avait résisté à tous les ouragans et cyclones que cette terre a vu naître.
Chaque femme blanche était protégée par un homme, et toutes les négresses de valeur aussi.
Ma mère et mes sœurs, mon père et mon frère, tous, nous étions soumis à la volonté de Dieu. Ce jour là l'angoisse nous terrassait.
Autour de nous, le vent hurlant, emportait avec lui ceux qui était mal arrimés ; les corps étaient traînés, cognés, frappés dans un imbroglio de terre, de végétaux, d'animaux, de pierres même.
Tout passe… Et l'ouragan est passé.
Quatre ans plus tard, la propriété retrouve son visage d'antan. Ça n'a pas été sans sacrifice : père n'a plus que son œil gauche. Il dit que la fatigue a détourné sa vigilance. Jules, qui vient de fêter ses 29 ans a l'air d'en avoir 40. Mère subit un mal chronique, que le médecin est impuissant à soigner et sa santé se détériore.
Depuis cette année terrible, nous avons perdu beaucoup d'esclaves et il paraît que l’importation des marchandises en provenance de l'Afrique sera bientôt réglementée. Or il y a eu peu de naissance pour compenser les pertes. On dirait que les négresses ne veulent plus enfanter. Mais la plantation a besoin de bras. Cela contrarie père.
Si Dieu le veut les épreuves sont derrières nous.
Mes deux sœurs seront bientôt mariées à leur promis.
Je me débrouille pour ne pas subir leur sort. Je sais me rendre invisible.
Père est très occupé, il doit contenir quelques nègres gâtés par un caractère mauvais : hier Pierre-Jean, un nègre de bras, a été fouetté à mort par le contremaître Théogène. Celui là, il n'a pas d'état d'âme, il tue comme il mange. Toute la plantation a dû assister à l'agonie du condamné. Eugénie, ma nourrice et rentrée en larme.
Père fait régner une justice très dure, mais honnête. Il a quelques bontés pour ces bougres. Aujourd'hui c'est dimanche. A part les domestiques qui doivent œuvrer au quotidien pour leurs maîtres, les esclaves ont le libre usage de leur journée.
Père est au marché, un arrivage frais d'Afrique est proposé. Il faut y être de bonne heure pour ramener les plus forts et ceux que la traversée n'a pas trop abîmés.
Quand père n'est pas là, tout le domaine se relâche. Et moi, j'en profite pour me rendre sur les chemins, au-delà des plantations de cannes à sucre. Ha ! Profiter du silence et rêver sans me sentir observée ou surveillée.
Ce jour là, ce dimanche, j'aperçois au loin, un nègre en costume. Je sais que c'est Côme, il est le seul à porter un costume. Père exige qu'il soit correctement vêtu. En effet, Côme travaille dans le même bureau que lui et outre l'offense que ses guenilles pourraient occasionner, en ces lieux, parfois, père reçoit des propriétaires. Côme gère une partie de la production et les finances du domaine.
Il est orphelin -peut-être-. Il a dit à ma nourrice qu'il ne se souvient pas de ses parents. Il a dit qu'une blanche en mal d'enfant l'a instruit. Il sait lire et compter. Son intelligence le rend différent des autres nègres.
Depuis l'ouragan de mes 17 ans, j'ai, pour Côme, un affection particulière. Parfois j'oublie même qu'il est noir. Et lorsque je fais abstraction de sa couleur, je le trouve très bel homme : c'est une force de la nature. Il a de belles dents, il se tient très droit. Et les travaux de la propriété auxquels chacun contribue ont développé sa taille et ses muscles.
C'est sans doute pour cela que sa condition est meilleure. Dieu l'a distingué a bien des égards pour que sa première maîtresse le traite avec charité. Mon père l'a acheté assez cher à la femme qui l'a élevé. Et pour lui arracher ce bel adolescent, père a fait la promesse de le bien traiter, de le bien nourrir et de lui donner un peu d'argent. Ma nourrice, Eugénie dit que les bons esprits le protègent. Je me fâche quand elle profère de telles inepties ! Mais les noirs ont rarement l'intelligence d'un Côme.
Cependant Eugénie a du bon sens, et elle est comme ma mère, plus que ma mère. Je ne pourrais le dire qu'à confesse, mais mes parents n'ont pour moi que de l'indifférence. Je suis la dernière de la fratrie et j'ai beaucoup fait souffrir mère pendant sa grossesse. Elle dit que son mal présent vient de là.
Eugénie n'a pas d'enfant, un maître violent l'a détruite à l'intérieur. Je sais ce sujet parce qu'Eugénie n'a pas de pudeur, elle m'a toujours parlé librement des choses du corps. Par exemple, je sais comment sont conçus les enfants. Dans le détail.
Si père l'apprenait, Eugénie serait renvoyée à l'exploitation avec les autres vieux.
Ma nourrice m'a aimée sans retenue, sa nature généreuse, sa gentillesse et sa compassion -bien qu'absurde, c'est moi qui suis blanche- m'ont permis de me développer et de devenir celle que je suis.
Je sais que les nègres ne sont pas des animaux. Ils ont des émotions et des sentiments, certains sont mêmes supérieurs, je trouve, par leur esprit aux terriens cruels que fréquente mon père.
Côme est la créature la plus intelligente que je connaisse. En me croisant, ce jour là, sur le chemin de mon école buissonnière, il lève son chapeau en souriant et sans me regarder me dit :
«- Bonjou' météss a kaz
-Bonjour Côme... » J'allais lui demander ce qu'il faisait là, mais une pierre roula sous mon pied, et sans son aide, je serais tombée.
Son odeur sucrée, la peau douce et chaude de ses bras, sa force tranquille : tout m'a bouleversée. Mon émoi est si grand, que je me mets à pleurer.
« -Madanm mal tonbé. Madanm blessé ?
-Non Côme, je vais bien. Je crois que je vais rentrer.
-Je rentre avec vous. » L'inquiétude passée, Côme utilise un langage plus civilisé.
«Que faisais-tu seul ici ?
-Je me suis échappé pour profiter d'un peu de solitude.
-Ha, je faisais comme toi. » Mon cœur bat très vite encore, sa présence à côté de moi, provoque une agitation incroyable dans ma personne. Côme sent que quelque chose me traverse. Mais il ne dira rien si je ne l'y invite pas :
« Qu'est-ce qu'il y a?
-Vous êtes sûre d'aller bien ? Vos joues sont rouges et vous paraissez essoufflée.
-Ne t'inquiète pas je vais bien. »
Malgré moi, poussée par une force incontrôlable. Je pose ma main sur son bras, comme si je veux m'y appuyer. Côme à son tour subit un afflux d'émotions. Je m'en rend compte : il hoquette, tremble et se raidit soudain. Je ne prolonge pas le contact ; c'est trop fort, trop violent, pour nous deux !
Côme baisse la tête, c'est un code, dans notre plantation, qui signifie qu'il souhaite s'exprimer.
« -Oui Côme ?
-Je dois rentrer, je n'ai pas fini ma tâche d'aujourd'hui. Au revoir maîtresse.
-ça m'a fait plaisir de te parler un peu. »
Côme s'éloigne rapidement. Il a raison, la plantation ne doit pas nous voir ensemble.
Ça ne se fait pas.
De retour dans ma chambre ce jour-là, je me rends compte que je ne suis plus la même.
Je ne sais pas ce qui me domine, la peur, la joie, l'impatience ou les émois de mon corps. Le soir venu, je ne suis pas allée manger, j'ai fait dire par la domesticité, que je me sentais mal.
Eugénie frappe à ma porte pour me proposer un bouillon et se rassurer à mon sujet.
Elle me connaît si bien ! Elle roule des prunelles ! Un seul regard lui a suffit :
« -An ka anni gadé zié a ou, an sav ou amourèz -je n'ai qu'à regarder tes yeux pour voir que tu es amoureuse- »
Je ne mens jamais à Eugénie.
Mon histoire la catastrophe, elle chuchote, au paroxysme de l'affolement :
« Côme a ka di ou byen mési -Côme est un brave homme- mé sé bourèl !
-Oui, c'est un esclave. »
Et tout est dit.
Rien n'est possible entre une femme blanche et un homme noir.
Pourtant la raison m'abandonne et les jours suivants, je tente par tous les moyens de croiser Côme. Et c'est Eugénie qui, lorsqu'elle me croise pour la troisième fois dans le couloir qui mène au bureau de mon père, me fait remarquer qui si quelqu'un venait à soupçonner quoi que ce soit, c'est Côme qui serait châtié.
« A pa ou pini ! »
Je cesse donc mes imprudences et le plus longtemps que je résiste, je le regarde de loin. Je l'observe quand il traverse la cour, quand il rentre à kaz pour manger ou dormir.
Je sais qu'il m'a remarquée. Je sais qu'il sait.
Une nuit je n'y tiens plus et je supplie Eugénie de lui dire que je veux le voir. Elle pleure, me tance, me caresse. Mais rien n'y fait : j'ai trop de passion. Je suis prête à tout et c'est sûrement ce qui la contraint. Elle s’effraye des imprudences que je pourrais commettre.
Une heure plus tard j'entends des pas discrets prés de ma porte, mon cœur bat à éclater dans ma poitrine. On frappe doucement à la porte. Eugénie est devant moi, le visage pâle et fermé. Derrière elle se tient Côme, extrêmement mal à l'aise et intimidé. Eugénie m'enjoint de lui dire rapidement ce que je veux parce qu'elle ne va pas rester comme ça dans le couloir et c'est dangereux !
« -Je ne veux pas parler si tu es là !
-C'est comme ça demoiselle ! Avec moi ou personne ! »
J'ai à nouveau quatre ans Eugénie est très fâchée et ne cédera pas. Elle daigne pourtant faire un pas de côté. Je rougis violemment et je parle enfin à l'unique objet de mes pensées :
« Côme, je sais que je ne suis pas raisonnable, et que je te fais courir un grand danger. Mais mon esprit m'échappe et sans toi, ma vie n'a pas d'intérêt sans toi. Une dame ne devrait pas dire ces choses là mais si je ne te parle pas, toi tu ne peux rien: tu a encore moins de droit que moi. Côme si tu ne partages pas mes sentiments, il n'arrivera rien. Je renoncerais, à toi c'est tout. Mais si tu ressens quelque chose, donne-moi de l'espoir.»
Je suis suspendue à ses lèvres, Eugénie nous tourne le dos. Elle tape du pied avec embarras et impatience. Elle m'en voudra longtemps.
Côme ne dit rien, il ne me regarde pas. Je perds contenance, la panique me gagne et la gène et la honte. Je m'apprête à reculer… mais sans dire un mot, Côme saisit ma main et en embrasse silencieusement la paume. Une de ses larmes roule sur ma peau. Alors il fait demi-tour et disparaît dans l'ombre. Eugénie attend quelques minutes et s'en va à son tour, sans m'accorder un regard.
Le lendemain, je me sens en vie comme jamais ; les couleurs, odeurs tout me traverse, me transperce. Mon âme chante, mon cœur est une biche en liberté. Je suis si joyeuse que ma mère qui me croise me regarde avec un rien de suspicion. Mais je ne peux me contenir : c'est plus fort que moi.
Je m'apprête à sortir, Eugénie me glisse un papier dans la main. Elle me regarde de travers et me fait savoir qu'elle n'est pas un coursier et qu'on ne compte pas sur elle pour porter des bouts de papier, elle a autre chose à faire.
C'est Côme, je sais que c'est Côme.
Il me demande de le retrouver dans trois heures sur les chemins en dehors de la plantation.
Notre secret d'amour sur cette terre d'esclaves est menacé par les esclaves eux-même. La misère qui les cerne, le désespoir de leur condition les poussent à tout pour en sortir. Par exemple, si mon père a des enfants bâtards de femmes noires, c'est certes parce qu'il est le maître, mais c'est aussi parce que faire un enfant au maître c'est se voir affranchis, soi et le bébé.
Si un esclave de l'exploitation connaît notre histoire, il cherchera à en tirer profit.
Côme risque l'amputation ou pire.
Notre amour clandestin dure quatre années, et toutes ces années notre affection ne cesse de grandir.
Au début, nos corps à corps timides et prudents se résument à des caresses innocentes et des baisers volés.
Au contact de Côme mon regard sur l'esclavage change, je vois enfin les injustices et les cruautés que subit le peuple noir. Côme se désespère de leur condition. Il dit qu'ils sont esclaves dans leur tête avant tout, et que pour eux, être heureux, je se mesure qu'à l'aune du regard des blancs. Si ce blanc leur dit qu'ils ont de la chance, qu'ils sont bien nourris, bien traités, ils le croient.
Ils n'ont pas d'ambition et ne cherchent à s'en sortir que par des stratagèmes ponctuels et opportunistes, rien sur l'avenir de leur famille ou l'éducation des enfants...
Chacun revendique son droit en s'appuyant stupidement sur ce Code Noir.
« Il vous donne des droits, ce code, c'est un début.
-C'est une fin : il nous enferme dans une condition que je récuse. Un jour ma belle Angélique, le peuple noir se soulèvera. Les propriétaires sont-ils conscients que les noirs sont ici bien plus nombreux que leurs maîtres ? »
Dans le cœur de Côme, la condition des noirs est incontournable, il ne sera heureux que libre, et ne sera libre que s'ils le sont tous.
J’adhère à tout. Réfléchir m'indiffère, Côme le fait pour moi. Désormais et dans ses bras, l'esclave c'est moi.
Une époque passe. Des appétits nouveaux dévorent notre mutuelle timidité.
Ensemble nous franchissons toutes les limites et cueillons les fleures interdites.
Ensemble nous faisons chanter nos désirs à en perdre notre souffle ; nous mêlons nos odeurs, nos couleurs, nos corps, nos fluides. Sans regret. Jamais. Aucun.
Angélique et Côme.
Le temps se contracte en ses instants parfaits de communions absolues ou la douleur et le plaisir se répondent tour à tour. Je prie Dieu pour mourir à l'instant dans ses bras ; ou pour que du monde il ne subsiste que nous.
Dieu n'écoute pas mes prières.
Emportés par les habitudes et notre amour insatiable, nous commettons des imprudences. C'est ma sœur aînée qui nous surprend. Elle était partie depuis un an et revient nous annoncer sa grossesse naissante. On m'a dit qu'elle m'a cherchée. Elle connaît mes cachettes et mes habitudes de petite fille.
Côme est dans mon corps, et fouille mon ventre, mon amour, mon amant passionné.
Nous sommes dissimulés par le creux d'une dune sur une natte de roseaux, je gémis de plaisir… Soudain au dessus des épaules de mon bien-aimé, je vois le visage d'Anne, figé en une grimace de dégoût et de haine absolue. Immédiatement, elle part en courant. Et je hurle. Je lui ai hurle d'attendre, de m'écouter, de me pardonner.
Accablée et abattue, je reviens au monde. Côme sait que sa vie ne tient plus qu'à un fil. Il pleure.
« Côme tu dois t'enfuir, je ne peux pas venir avec toi. Si tu parviens à survivre nous avons une petite chance de nous revoir. Si je viens avec toi, ils nous chercherons tous, tous les esclaves, tous les maîtres de l'île toute entière et nous ne leurs échapperons pas. Je t'aime, je veux que tu vives ! »
Je veux pas revivre la souffrance ne notre séparation et je n'ai guère envie de m'attarder sur la suite.
Côme est parti je suis dévastée. Je m'habille et j'attends la furie de ceux qui ne sont plus les miens.
Une autre écriture relaye celle, élégante, qui coulait jusque là. Il semble que le récit d'Angélique s'arrête ici. Nous ne savons pas qui a rédigé la suite de cette histoire si triste. Mais en quelques lignes, il est dit que le contremaître, qui avait toujours envié Côme l'a trouvé et l'a tué à coups de bâton. Il est dit que le maître qui ne voulait pas qu'il en soit ainsi, avait, à son tour, tué le contremaître. Il est dit que l'on condamna Angélique à présenter des excuses publiques, à sa famille, aux hommes et à Dieu et qu'elle a refusé en disant : « Il n'y a pas de sens à s'excuser d'aimer. ». Son père l'aurait alors frappé si fort qu'une de ses dents est sortie de sa bouche. Le prêtre aurait arrêté le bras vengeur et proposé qu'Angélique soit mise en cloître pour faire pénitence de son péché de chair.
Dans sa cellule monacale, Angélique renonça à la vie.
Elle décède en 1842 et est ensevelie selon les rites catholiques.
Repose en paix Angélique.
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