Les filles de Vivianes
Emballée dans des étoffes de soie, Amarante dissimule pudiquement son âge. Elle tient la main d’Élodie, la petite fée de sa vie :
« -Grand-mère, tu peux me la montrer, Viviane ?
-En vrai tu veux dire ? Non chérie, elle a disparu depuis longtemps. Je peux te montrer des portraits ?
-C'est combien longtemps ?
-Des vies de grand-mères, plus des vies de grand-mères. Fais attention où tu mets les pieds. »
Elles marchent en silence attentives aux pierres et aux racines. Elles ne sont pas équipées pour une randonnée. Mais pour cette première invocation, Amarante voulait faire les choses bien :
« On est bientôt arrivé ?
-Pas encore tout à fait, mais ça passera vite, tu es fatiguée ? Tu veux qu'on s'arrête un peu ?
-Non, je veux voir où c'est qu'on va… Grand-mère dis-moi, où c'est qu'on va ?
-Nous allons voir un très vieil ami de la famille. »
Il leur faut encore vingt minutes pour arriver au premier signe.
Sur le chemin de Galimène à l'arbre fourchu tourne à dextre.
« Allez Élodie, courage ! Ici on entre dans la forêt de notre famille, elle est à nous cette terre tu sais ? »
Au printemps, les hautes eaux coulent vers la grotte qui s'ouvre au midi..
« Tu vois la petite grotte Élodie ?
-Oui !
-On va y entrer. »
Vingt pas dans le noir, sens Éole souffler.
« Attention de ne pas glisser. Ne lâche pas ma main. »
Une brise fraîche fait frissonner la peau d'Amarante.
Suis le vent, compte encore dix.
«Pourquoi on va dans la grotte, on voit rien et pis j'ai froid. On sort grand-mère ?
-N'aie pas peur Élodie, on y est presque. »
Trouve saillie sous ton pied, emprunte le colimaçon.
« MAIS ! -Élodie vient de glisser, Amarante l'empêche de tomber- Grand-mère, il fait trop noir !
-Élodie, encore un escalier, un couloir et on y sera.
-Pourquoi t'as pas emmené une lampe ?
-C'est interdit.
-C'est qui qui l'a dit ?
-Chut Élodie tais-toi ! »
Quinze degrés à monter, tourne en toi vers ton cœur, écoute-le chanter.
Élodie chuchote:
« -Grand-mère, c'est qui qui chante ?
-C'est mon ami. »
Frappe dans tes mains et chante avec lui.
My dearest, my beloved hath hither confined me.
In foolishness and love, I taught her o'er much
he green eyed monster hath my sweet in its clutch
My dearest, my beloved so slowly kills me *
Belle ma promise
M'a ceint en ces lieux.
J'ai commis la bêtise
De l’instruire de mon mieux
Elle avait la hantise
Que j'aime une autre un peu
Belle ma promise -
Me tue à petits feux.
Élodie crie encore, même lorsque la lumière bleue qui les emporte s'est dissoute.
La grotte a disparu. A présent, autour d'Amarante et d’Élodie, une clairière enchantée brille sous un soleil d'été. Elles sont sur un chemin de terre battue qui s'arrête exactement où elles se tiennent debout.
Au bout du chemin, le charme d'une chaumière pittoresque les invite à s'approcher.
Élodie se cramponne à la main de sa grand-mère. Elle a peur. Mais c'est une enfant et la magie, pour elle, en somme, c'est presque normal :
«-On est où ?
-Hors du monde, et hors du temps.
-J'ai pas compris.
-C'est de la magie Élodie, il y a beaucoup de vie de grand-mères, une magicienne a construit un sortilège. Et nous sommes dedans.
-POUR TOUJOURS ?
-Non, pour deux heures seulement. Viens, je vais te présenter mon ami. »
Elles se dirigent vers la chaumière, un homme d'une trentaine d'années approche en souriant :
« -Amarante, ça me fait plaisir de te voir. Ça fait déjà un an ?
-Déjà… ? Comment fais-tu pour trouver que le temps passe vite ici ? J'ai de la peine de te savoir si seul.
-Il y a mes conversations avec le Diable, les rapports que mes amis me font sur le monde et mes sortilèges… Mes nuits sont sans mémoires ; et le temps ici passe plus vite qu'ailleurs. Mais tes visites me font tellement plaisir. Et aujourd'hui, tu as emmené une petite fille avec toi. Bonjour Élodie.
-'Jour. Comment tu sais mon nom ? C'est grand-mère qui te l'a dit… Tu es son ami ? Pourquoi tu te caches ici, elle est où la grotte ?
-Tu ne lui as rien dit ?
-Elle n'a que six ans, je lui expliquerai tout dans deux ans, comme ma grand-mère l'a fait pour moi. »
L'homme sourit à la petite fille :
« Élodie, sais-tu garder un secret ?
-Pourquoi ?
-C'est important que tu ne parles pas de ce lieu aux grandes personnes, elles ne te croiraient pas.
-Pourquoi, si je dis à maman ?
-Oui, à ta maman tu peux en parler. D'habitude, c'est elle qui vient avec ta grand-mère.
-C'est un secret de maman…
-Oui, c'est un secret de mamans et de grand-mères de ta famille. Allez venez, nous allons partager un goûter. »
Du pain, de la confiture, du lait… La petite fille n'ose rien dire mais elle aurait préféré du chocolat et puis il est bizarre ce lait, il sent la vache.
«Je croyais que Sandrine viendrait avec toi…
-Tu es déçu ? Elle viendra la prochaine fois. Elle voulait respecter la tradition, d'une grand-mère à sa petite fille. »
-Alors quelle nouvelle de ta santé ?
-Je vais bien. Un peu mal à mes os mais, n'est-ce pas, c'est bien normal, je vieillis... Ne te moque pas !
-Mais non je ne me moque pas, attends. »
L'homme se lève et prend un flacon sur une étagère :
-Tiens avale ça, ça va te ravigoter.
-Ravigoter… Heureusement que tu maîtrises la langue d'aujourd'hui. Comment ferait-on ?
Ces potions ont toujours un goût infâme. Mais elles sont efficaces au-delà de tout ce qu'on peut imaginer. Connaître cet endroit, c'est la garantie d'une santé sans faille. Dommage que rien de ce qui est ici ne peut sortir du lieu.
« GRAND-MERE ! GRAND-MERE ! REGARDE DEHORS ! Y 'A UNE BICHE! »
Élodie se lève prestement et se précipite vers la porte.
«-Si tu sors comme ça, comme une boule de feu, elle va se sauver. Attends ! Attends, je vais lui parler et tu pourras venir la voir. »
L'homme sort et s'approche de la biche, il la caresse et semble lui parler. La petite fille les dévore des yeux et frémit d'impatience. Il lui fait signe qu'elle peut approcher. Dés qu'elle les a rejoints, son nouvel ami l'attrape sous les bras et la pose sur le dos de la biche. L'animal fait quelques pas, puis s'en retourne vers l'homme qui, cette fois, fait descendre Élodie.
Elle rentre en courant dans la chaumière et saute de joie en criant :
« TU AS VU GRAND-MERE ? TU AS VU ? »
Amarante lui sourit et interroge des yeux l'homme qui suit sa petite fille. Il secoue la tête rien de grave. La biche ne faisait qu'une visite de courtoisie.
« -Bien, au travail, il nous reste peu de temps. Tu es prête Amarante ?
-Élodie va jouer dehors. Si tu regardes bien, dans la clairière, il y a tout plein d'amis comme la biche. Sois gentille avec eux, j'ai du travail avec mon ami Merlin. »
La petite fille à peine sortie, Merlin plonge Amarante en état d'hypnose. Il lit une longue liste de noms et de conseils parfois datés. Elle est destinée aux sorciers du cercle de Merlin :
«Antonin, deuxième service, n'attends rien ;
Simone, retourne le voir, le 25 du mois ;
Audrey, il n'y a rien à faire mets les grimoires en sécurité ;
Stéphanie, recrute Eric, c'est un homme courageux ;
Prosper, ajoute 3 ml d'alcool pur et ça prendra…
-la litanie dure 15 minutes-
Et pour ta famille, Amarante jouez le 3, le 8, le 17, le 31, le 45 et le numéro complémentaire, le 14. Souviens-toi de chaque minute passée avec moi.
Amarante à trois, réveille toi :1 2 3. Ça va ? Tu es bien ? Allez ma chère, il faut que vous partiez. »
Quand le temps sera venu, l'estoile blau dans le ciel, te rendra à ta vie.
Amarante sort rapidement. Elle appelle Élodie avec autorité :
« -Vite ! Au bout du chemin, cours où nous étions »
Merlin, un sourire un peu triste sur le visage, fait de grands signes, l'étoile bleue grandit et descend sur les deux parentes qui se donnent la main. Elle les emporte pour les rendre à leur vie...
… Dans les ténèbres de la grotte, elles reprennent pied.
Au fil du temps, Élodie est initiée à la fabuleuse histoire de sa famille. Viviane a jeté un sort puissant à Merlin pour l'obliger ; afin qu'il lui appartienne à jamais.
Merlin s'est laissé soumettre, par amour. Et depuis des siècles, il vit dans cette clairière de la forêt de Brocéliande.
Figé dans temps, il est néanmoins en contact avec le monde d'aujourd'hui ; grâce aux animaux qui vont et viennent à leur guise à travers le sortilège. Il communique avec eux depuis toujours.
Les descendantes de Viviane peuvent aller le voir à chaque équinoxe d'été.
Viviane a transmis oralement les règles du voyage à sa petite fille et sa petite fille, à la sienne…
Depuis beaucoup de vies de grand-mère, les petites filles de huit ans apprennent les consignes:
-Aucun homme n'ira voir Merlin.
-Dans la grotte, la lumière est interdite ou l'accès reste clos.
-Il faut chanter avec lui «My dearest my beloved»
-Au retour, enfin, veille à rester sur le chemin, ou la roche t'écrasera.
Des siècles ont passé. L'ombre bienveillante de Merlin est suspendue à la vie des filles de Viviane. Il aide le monde du mieux qu'il peut. Il vole au Diable, son père, les secrets qui font du bien aux hommes.
Gardez espoir, peuples du monde, Merlin est encore là.
Avec aussi, Avec avec aussi (sacré graal!) L'aimable participation de mon anglophile de sœur que je remercie.
*I wish to ask forgiveness for this pitiful attempt at fake Elizabethan poetry.
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