La solitude d'un roi 1/2
Un petit royaume, régenté par un roi sans prétention, coulait des jours heureux.
Quoi que roi un peu par hasard -feu son père, roi lui-même, lui avait légué sa charge-, ce roi du sort faisait bien son travail. Il s'occupait des campagnes, collectant et stockant les récoltes, ainsi son peuple mangeait-il à sa faim. Et puis, le roi rendait une justice bienveillante...
Alors, la plupart du temps, ses sujets l'aimaient suffisamment.
De même, appliqué, son Altesse défendait les frontières de son domaine contre d'infatigables envahisseurs qui lui disputaient ses terres : les ronces.
Par milliers, solides et intrusives, les ronces déployaient leurs buissons agressifs à peine égayés de quelques mûres, tout autour du pays.
Les opérations répétées pour se débarrasser des exubérantes, n'entamaient que le dixième des broussailles qui repoussaient sans attendre. Les paysans que d'autres tâches quotidiennes sollicitaient sans cesse, n'y consacraient peut-être pas l'énergie nécessaire.
Les ronces exaspéraient son Altesse comme la poussière moqueuse où les tableaux entêtés et penchés !
Le roi était habité par d'autres contraintes que sa fonction : une obsession méticuleuse pour l'ordre, la propreté et une grande solitude.
Si le peuple l'aimait bien, en revanche les serviteurs du château -un petit château comme il se doit- avaient moins d'indulgence. Ils étaient accablés par le travail, que le doigt quêteur et intransigeant du roi, décelait sur les meubles, derrière les tableaux, en bordure des poutres, sur les tables et la vaisselle et dans les bacs de pierre.
La pression de ce doigt frottant, aidé d'un regard aigu qui se portait sur le moindre changement, sur la moindre trace aux vitres et aux vitraux, ce doigt et ce regard créaient une atmosphère pesante de reproches dans la demeure. Les journées des serviteurs avaient bien plus de vingt-quatre heures ;
Ils évitaient donc, autant que faire ce peut, le pas de leur souverain.
Et cela aggravait considérablement les sentiments de solitude du maître des lieux, renforçant en outre, sa marotte ménagère. Car son regard n'ayant aucun visage où se poser, il s'accrochait aux meubles, et aux tentures, aux fenêtres et aux murs.
La solitude tapie dans le cœur de sa Majesté pesait lourd dans sa vie. Lorsqu'elle perçait sa peau, le roi se levait plus tard, errait dans son château, en promenant son doigt inquisiteur.
Ces jours désolés, il rendait alors une justice moins aimable.
Dans le petit royaume, l'été distribuait généreusement soleil et chaleur. les récoltes toquaient à la porte des fermes et les paysans répondaient joyeusement.
Une activité bruyante et de bonne augure secouait l'air ambiant.
Son Altesse y était insensible. La moisson n'était pas son travail et l'eût-elle été, qu'il n'en aurait pas eu le cœur : la solitude perçait sa peau.
En ces temps de fenaison, les serviteurs du château partaient retrouver leur famille avec un certain soulagement : ils ne verraient aucun doigt tendu durant quelque trente jours bénis. Seules demeureraient auprès du roi l'impératrice des cuisines, Charmille et Bérengère la lingère. Ces deux-là ne faisaient pas le ménage et se gardaient bien de quitter l'office, sauf à porter croustille où à se rendre au lavoir.
Cet été-là, le roi se laissait gagner par une humeur bien sombre. Partout où se posait son regard, saletés, balayures et poussières ricanaient de son aigreur.
Son doigt avait beau se dresser scandalisé par la présence audacieuse de la poussière, il n'y avait personne à tancer.
Il finit par se sentir si accablé, qu'il quitta son château pour s'engager sur les chemins de vadrouilles, ceux qui conduisent généralement à Chimère.
Mais dans le petit royaume, tous les sentiers menaient aux ronces.
Arrêté dans sa fuite par la barrière végétale prête à l'écorcher, le roi du petit royaume se piqua de colère et invectiva l'envahisseur. Avec une branche trouvée là, il se mit à frapper les broussailles devant lui. Il avait tellement de peine et de colère que longtemps se passa avant qu'il ne s'épuise.
Mais enfin, les cheveux collés de sueur, le visage carmin, le souverain capitula et délaissa son bâton. Cependant, l'effort lui avait fait grand bien.
Il raisonna que le royaume n'aurait pas besoin de lui avant quelques semaines, et que, plutôt que de s'ennuyer et de se morfondre, le roi pourrait entreprendre une grande tâche : découvrir ce qu'il y avait au-delà de cette frontière hérissée.
Ragaillardi, il retourna en son château et, sans l'aide de quiconque, prépara son expédition. Il exigea des provisions à emporter, convoqua un Hérault pour signifier son absence provisoire.
Il désigna Général un monsieur digne et soigné à qui incomberaient désormais les charges de justices ou d'intendances qui ne pourraient attendre.
Le cœur plus léger, son Altesse se sentit en vacances lorsqu'il partit au matin suivant, vers son champs de bataille. Tout en armure lustrée, une hache dans une main, une masse et l'épée à son côté, le roi bridait un âne qui tirait ses effets : de quoi dormir et manger.
Il prit peu de temps pour s'installer et s'attaquer à la muraille d'épines qui se dressait devant lui. À coup d'épée, son armure le protégeant, le roi frappait de taille et d'estoc. Il ressemblait à un héros de légende. Il n'avait pas l'ambition de repousser l'ennemi bien loin, il ne désirait que se faufiler dans ses rangs pour apercevoir ce que la broussaille défendait avec tant d’opiniâtreté.
L'épée n'y suffisant plus, il l'abandonna au profit de sa hache et de la masse. Plus il pénétrait dans la colère des ronces, plus il lui semblait capital d'en connaître les secrets.
Les ronces, elles, avaient leur propre magie, et le couloir que l'attaquant traçait dans ses fortifications tournait sans que le monarque ne pût expliquer pourquoi.
Le roi coupait les tronc des végétaux, épais parfois comme une cuisse. Il tranchait les stolons, sectionnait les tiges, puis il broyait à la masse l'agrégat végétal pour le tirer hors du chantier. Sa Majesté se rendait bien compte que son couloir serpentait et pourtant, il prenait grand soin d'aller droit.
Ce travail qui n'aurait pas dû excéder quelques jours, s'étira d'une semaine à l'autre.
À la fin d'une matinée particulièrement chaude, la tache lui parut moins pressante, voire sans rime ni raison… Et puis, il pourrait revenir avec ses gens, exiger que l'abattage soit consommé… Renoncer pour tout dire, ce jour et attendre l'automne…
Il en était là, à tester ses motivations lorsqu'il entendit un ressac…
De l'autre côté de l'obstacle des ronces…
Intrigué et réjoui par l'espoir que seraient bientôt récompensés ses efforts, sa Majesté releva sa hache et son courage.
Le bruit du ressac était tout à fait inattendu, ici ou ailleurs, sur les terres du royaume tant celui-ci était loin de la mer. Cela se savait bien, puisque le château possédait une tour, modeste, mais du haut d'icelle, on pouvait voir que les terres filaient bien au-delà des ronces.
Le ressac portait une musique en lui, quelque chose comme une invitation à approcher, à peine plus qu'un doux murmure et qui tissait une attente dans le cœur du roi des Seuls.
Il n'avait vu personne depuis des jours qu'il n'aurait su compter. Ce n'était pas la même isolement que dans son château, il était ici plus immédiat et le roi désirait maintenant s'en extraire ; sa solitude risquait fort, encore, de lui percer la peau …
Mais le ressac l'appelait, alors indifférent au poids de son armure, à la chaleur et aux coups que rendait le mur de ronces, le roi frappait sans relâche. La galerie végétale serpentait, s'enroulait, s’infléchissait. Et lors qu'il pensait entrevoir une trouée, il du se rendre à l'évidence, la galerie s'était ouverte sur elle-même. Déconfite, sa Majesté jeta sa hache à terre !
Mais alors il se passa une chose extraordinaire : les ronces, encerclée par le tunnel d'abattage, se flétrirent soudain et rentrèrent dans le sol, laissant à voir un vide d'air vibrant, bleuté et lumineux. On y entendait distinctement le ressac.
Il fallait un certain courage pour pénétrer dans ces lieux de magie, il fallait le courage d'un roi. Hors, sa Majesté, à sa fonction par hasard pourtant, en était largement pourvu : il s'engagea.
Autour de lui les lieux changèrent de visage, comme une brume qui se lève. La forêt de ronces s'effaçaient, de même que d'odeur de la sève répandue. Sous les pieds du souverain, la terre battue par ses solerets s'était changée en sable, obligeant le roi à quitter ses effets de métal.
Et ce fut en chainse et braies que son Altesse accosta le rivage d'un lagon turquoise.
Le sol -outre de sable- était couvert de pierre d'Ambres… à perte de vue. Le roi en ramassa quelque-unes. Chacun des succins gardait prisonnier une inclusion rouge aux formes variées, l'un d'eux se différenciait des autres.
Il avait l'aspect d'une sphère parfaite et rayonnait d'un jaune doré intense. Pris dans sa résine une perle rouge en forme de larme parlait au cœur du roi. Il trouva la pierre si belle, qu'il lâcha les autres.
L'air marin, en un souffle tiède se faufilait sous les étoffes et caressait la peau du flâneur. Bercé par le bruit des vagues, il se sentait apaisé, indolent.
Il s'avança jusque l'eau qu'il longea longtemps. Le ciel était immobile, sans nuage et le soleil ne suivait aucunement sa course, il était simplement posé dans les cieux.
Étrangement, lors qu'il avait laissé son armure derrière lui, au terme d'un couple d'heures marché, il l'apercerçue devant : soit son armure s'était déplacée, soit le rivage bouclait tel ce couloir qu'il avait taillé dans les ronces.
Dès qu'il en eut conscience, le souverain sentit sans le comprendre vraiment que l'ambiance des lieux changeait. Il soupçonnait un danger caché et tendit l'oreille. Un bruissement comme un murmure, porté par des millions de voix montait des pierres, un gémissement avouant une transe, une douleur, un chagrin… L'appel d'âmes tourmentées…
Le petit duvet de sa Majesté se dressa sur toute la surface de sa peau. Sans chercher à comprendre d'où lui venait l'impulsion, au-delà de son courage, le roi prit ses jambes à son cou. Dans sa main la sphère pulsait. Il la tenait fermement. Il se précipita sur ses effets qu'il atteignit rapidement
La trouée par laquelle il voyait l'air vibrer lui sembla moins vaste que lors de son passage. Le sang du roi ne fit qu'un tour : ce monde était un piège et il allait le ceindre.
Il poussa sur ses talons de toute la force de ses mollets et traversa l'air vibrant d'un bond. Il chut, piteux, dans le buisson d'épines beaucoup trop proche. Sans son armure pour la protéger, sa Majesté se trouva écorchée et froissée. Elle rejoignit la lisère des ronces en claudiquant, enfila une tunique et laissa sur place tous ses effets pour retourner au château en toute hâte. Pour l'heure le monarque était lassé d'aventures.
Il retrouva ses terres et son château avec un grand plaisir. Mais en arrivant dans sa bâtisse, tous ses doigts se prirent à vibrer d'indignation devant les désordres de la demeure mais il n'eut rien à en dire soit : sa domesticité alertée de son retour s'était remise à l'ouvrage.
Son Altesse était sale, en guenille, cette condition indigne nécessitait des soins urgents pour que son autorité réinvestisse son index !
Il s'allongea avec bonheur dans un bain, il tenait dans sa main la pierre d'ambre. Il la lava avec grand soin. Elle avait cessé de vibrer, il ne s'en était pas aperçu. À présent, elle dégageait une douce chaleur. Le roi la posa sur son ventre, conscient du réconfort qu'il ressentait en la touchant. Mais son cœur était lourd, il se souvenait du chant des ronces et de l'espoir qu'il avait nourri. Il comprenait qu'il s'agissait là d'un sortilège destiné à l'attirer dans le mondes des ambres.
L'eau chaude l'enchaîna au sommeil et l'escorta dans rêve.
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