La solitude d'un roi 2/2
Toutes les ambres flottaient autour de lui, toutes rayonnaient et la lumière en s'échappant brisait les pierres. Dans la brume dense des éclats de résine, les inclusions rouges se trouvaient libérées et se déployaient. Les pierres libéraient une foule : tant de gens, tant d'hommes et de femmes, tant d'enfants, tous tendaient leur mains vers lui, tous imploraient son aide…
Le roi s'éveilla brutalement. La pierre sur son ventre pulsait : cette prison gardait une âme captive et le souverain ignorait totalement comment l'aider.
Il convoqua l'Homme Sage, réputé avoir connaissance des choses invisibles. Il lui demanda :
« -Savez-vous si une âme pourrait être capturée et enserrée dans un objet, ou une pierre ?
-C'est magie noire Sire… Je le sais mais n'en ai pas l'art…
-C'est sans doute une bonne chose ! Mais, savez-vous si l'on peut délivrer une telle âme ?
-Chaque sortilège possède son contre-sortilège, il est extrêmement vraisemblable qu'une telle affaire soit possible…
-De quelle façon vous-y prendriez-vous ?
-Et bien je soumettrais la pierre à différents élémentaires, je la mettrais en présence d'objets sacrés, je la prierai de me guider… Si je possédais un tel objet... »
Le roi ignora la discrète requête du sage et le congédia.
Lorsqu'il fut parti, le monarque convoqua son général et lui ordonna de lever une armée. Il était convaincu que les ronces abritait un affreux enchantement et il trouvait désormais dangereux de le laisser se développer aux abords de son domaine.
Les moissons et les vendanges étaient terminées, le seigneur du royaume avait peu d'exigences inflexibles, mais celle-là en était une. Il avertit le général, qu'aucun homme ou femme en bonne santé ne pourrait être dispensé de cette tâche et que le travail ne s'arrêterait que lorsque les ronces seraient totalement détruites. Il menaça de mettre en prison quiconque tenterait de s'y soustraire.
À quelque temps de là, un matin, tous les sujets en bonne santé du petit royaume se trouvèrent au pied du cercle de ronces. Un tambour lança l'assaut, le signal fut répété par d'autres de loin en loin. Et, comme convenu, au changement de cadence, tous les habitants, dans un bel ensemble levèrent leur outil pour l'abattre sur la végétation.
Il n'en fallait pas plus pour que soit rompue la sorcellerie. Les haches retombèrent sur de la terre battue. Le pouvoir en œuvre avait renoncé et les ronces disparurent, purement et simplement.
Le sortilège c'était déplacé en d'autres lieux ; mais c'est une autre histoire.
Sur le sol quelques Ambres avaient été délaissées que les paysans ramassèrent.
Un travail rondement mené : la liesse fut générale. Sans beaucoup d'effort le petit royaume soudain, s'était agrandi et le roi serait satisfait.
L'ambiance au château s'allégea. Les serviteurs trouvaient le temps de sourire : le doigt de leur suzerain s'occupait fort peu de ménage.
Depuis son retour, sa majesté semblait absorbée à chaque heure, par un objet mystérieux qu'elle emmenait partout avec elle.
Le seigneur du royaume élargi se trouvait contraint par un nouveau tourment : délivrer une âme de sa prison de résine. Sa certitude s'appuyait sur le rêve qu'il avait fait dans son bain, le jour de son retour. Il pouvait ne s'agir que de cela : un songe. Mais cette préoccupation nouvelle, comme un baume, atténuait le sentiment de solitude, l'empêchait de percer sa peau.
Le général, nommé avant la quête des ronces -l'homme digne et soigné- fut maintenu dans ses fonctions d'intendant.
Le seigneur se voulait consacrer pleinement à la pierre de résine.
Le temps passait.
Le roi avait exposé la pierre au feu, aux cendres, aux eaux, aux larmes, au soleil, à la chaleur de sa peau, aux rayons de lune, au sang, aux laits chèvres, de mères, à toute sortes décoctions… sans résultat.
La pierre n'avait plus vibré. Toutefois, elle dégageait toujours de la chaleur, elle semblait vivante… Pour ne pas se laisser totalement submerger par sa nouvelle passion, un reste de bon sens suggéra au roi, de ne plus faire qu'une tentative de désenchantement par jour. Il existait tant de chose dans ce monde, à quoi exposer la pierre, que sa vie n'y pourrait peut-être pas suffire, et pourtant il lui fallait bien la vivre et s'occuper du royaume.
Alors, chaque soir après ses tâches de souverain, son Altesse s'enfermait et testait sur la sphère l'idée qui lui était venue pendant la journée.
C'est une petite fille qui réussit là ou le roi avait échoué.
Un soir qu'il s’apprêtait à entrer dans ses appartements très privés, il les découvrit grand ouvert. Il se précipita à l'intérieur pour vérifier que la pierre d'ambre était bien à sa place mais elle n'y était plus. Son écrin vide reposait tristement sur le guéridon bas.
Le roi pâlit et se trouva aussitôt envahit par l'angoisse et la colère. Il allait appeler pour alarmer ses gens et exiger qu'on remue ciel et terre, lorsqu'il vit à son côté, une mignonne créature, dressée sur ses jambes en un équilibre instable. Elle tenait l'ambre dans une main.
Appuyant sur la pointe de son pied pour amplifier son geste, elle tendait son petit bras aussi loin qu'elle le pouvait. Elle voulait donner la pierre au roi. Sa jolie bouche charnue articulait la même syllabe :
« Ta!Ta !Ta ! ».
Sa colère retomba comme un soufflet, le roi s'avança et prit délicatement le succin des mains de l'enfant : la pierre vibrait avec vigueur.
La petite fille, sans doute fatiguée par ses efforts, se laissa choir sur son séant et frotta vigoureusement ses yeux. Le souverain regardait la larme dans la sphère, elle n'était plus la même : elle s'était étirée… La pierre plus chaude qu'à son habitude cessa de vibrer.
Le roi se baissa vers l'enfant à ses pieds et lui tendit l'objet. Elle le toucha du doigt, mais il ne se produisit rien de plus.
Le souverain n'avait jamais vu cette enfant. Au reste, il ne voyait jamais d'enfant : les enfants étaient des vecteurs de bruits et de désordres. Et son cœur n'était pas assez disponible pour les regarder autrement que comme des trublions.
Toutefois celle-ci avait un charme spécial… tandis qu'il la contemplait, elle bailla et lui sourit. Il sourit en retour et la prit dans ses bras.
Il traversa quelques salles, interrogea tous ceux qu'il croisait : personne ne connaissait l'enfant. Il se rendit en cuisine ou Charmille la reconnue :
« -C'est Fanchon mon Seigneur...
-Fanchon ? Qui sont ses parents ?
-C'est la fille d'Agnès, elle n'a point de père.
-Agnès, qui est décédée tantôt ?
-Celle-là même Sire…
-Que faisait cette mignonne dans mes appartements ?
-Ben, elle avait pas de famille Agnès alors Fanchon, elle a personne. En attendant que l'Homme Sage trouve une solution, elle passe de famille en famille, ce coup-ci c'est Bérengère qui devait s'en occuper Sire…
-Et où est Bérengère ?
-Je ne sais pas Sire. Au lavoir peut-être ? »
Dans les bras du souverain, Fanchon trouva suffisamment de réconfort pour s'endormir. Le roi s'autorisa alors une extravagance : il garda avec lui cette petite fille d'une autre solitude.
Tous les enfants ont une magie qui leur est propre ; ce petit ange avait un tel charme qui lui attacha l'amour du roi en quelques heures.
Le monarque avait été si seul que peu lui chalait les coutumes et les commérages : dès lors, la petite fille partagea sa chambre. Son Altesse était désormais comme sa mère.
Un soir, mu par une impulsion soudaine, alors qu'il jouait avec Fanchon sur un tapis épais, le roi alla saisir la pierre d'ambre. Il désirait qu'elle devînt un trésor en partage.
Il s'assit et tendit la résine à son enfant. Un cadeau d'amour qui se proposait de guérir une autre solitude…
Le succin vibra soudain lorsque le roi et la petite ensemble le tinrent. Il s'emplit d'une chaleur assez forte pour qu'on le lâchât sur-le-champs.
Comme dans le rêve du roi, l'ambre explosa. Les éclats projetés flottèrent un instant, libérant l'inclusion rouge. La substance dégagée se dilatait et s'étirait sous deux regards ébahis. Elle prit rapidement chair et forme sous l'apparence d'une jeune femme aux proportions harmonieuses. Lorsque la magie cessa, un corps reposait sur le sol et se soulevait doucement, au rythme d'une respiration lente.
Le roi s'approcha. Il était inquiet mais son cœur chantait.
La petite fille, qui trouvait encore bien pratique de se déplacer sur ses quatre membres, le rejoignit aussitôt. Tandis que son Altesse dégageait le visage du miracle d'Ambre pour le contempler, l'enfançon tapotait en babillant un bras détendu devant elle…
L'enchantement était rompu.
Il avait fallu beaucoup d'amour pour lever le maléfice et briser la prison de résine. Il avait fallu l'amour d'un roi solitaire et d'une orpheline.
Le souverain s'assura que la jeune femme allait bien. Il fut rassuré en la voyant ouvrir les yeux et lui sourire. Puis elle sembla s'endormir. Il couvrit la jeune femme et plaça un oreiller sous sa tête. Il s'allongea par terre près d'elle et attira à lui la petite fille qui gazouillait.
C'est ainsi que le soleil les trouva tous les trois, au matin suivant : les uns contre les autres.
La lumière tira la petite fille de son sommeil. Elle regardait la jeune femme avec curiosité en suçant son pouce. Elle avait faim et réveilla le roi.
Il y a des émotions comme des ronces qui s'accrochent et lacèrent, qui blessent et enferment.
Il y a des ronces comme l'esprit des sorcières qui s'enroulent et s'emmêlent et lient à jamais.
Il y a des sorcières amoureuses comme des jalousies terribles, possessives, maltraitantes ; malfaisantes.
Il y a des femmes ignorantes de leur charmes, innocentes des désirs qu'elles suscitent.
Il y a des hommes fous qui résistent aux sorcières et les défient pour l'amour de leur belle.
Il y a des magies noires qui se jouent des mondes, du temps et de la raison…
Isabeau avait été la victime d'un conte semblable. Elle plaisait à un homme bien né et bien fait, elle s'était attirées les foudres d'une sorcière à la puissance sans égale et au cœur de ronces…
Une sorcière qui écartait toutes ses rivales et tous ses opposants en les emprisonnant dans une pierre d'Ambre, en les abandonnant dans le lieu impossible d'une autre dimension, hors du temps.
Rare était les fins heureuses qui croisaient la route de la sorcière.
Quelques succins cette fois, et Isabeau.
Ce qu'il advint du roi, et de ses deux amours ? Je n'en sais guère plus que cela : ils ne furent plus jamais seuls et s'aimaient tant...
Dans le royaume élargi, quelquefois, une ambre relâcha son prisonnier ou sa prisonnière. Avec eux des contes renaissaient qui se diront peut-être, si cette dimension ne se referme pas.
Je sais aussi, s'il vous importe, que le doigt du roi se tendit encore, parfois, pour chatouiller sa Fanchon et faire naître un sourire sur son visage.
La poussière et les serviteurs ne s'en plaignirent pas.
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