Juliette en hiver
La neige ce matin a fermé ses volets et sa porte.
Il fait froid, on ne la reverra pas avant le printemps.
Je l'ai toujours connue et elle a toujours était âgée.
Sûrement pas tant que ça mais lorsque j'étais adolescente, une personne à la retraite, c'est de la préhistoire.
Elle me vendait des cigarettes, à contre cœur, partagée entre ce travail qu'elle devait exécuter et ses convictions intimes. Elle me voyait arriver en fronçant les sourcils et me servait sans un mot, avec un œil noir caché dans le fond de ses yeux bleus. Elle marmonnait alors un « Au revoir. » du bout des lèvres.
Et je m'empressais de quitter les lieux.
Le temps a passé. Je n'ai pas encore l'âge qu'elle avait lorsque je l'ai connue. Elle a oublié que j'étais cette jeune fille qui tournerait mal. Je me suis rachetée un conduite, les liens avec le passé sont rompus.
Il est bientôt l'heure des gâteaux, deux ou trois jours collée à la table et au four, pour en faire des kilos. Je lui ferai de ces petits cadeaux sucrés de Noël, parce qu'elle compte pour moi comme une jolie fleur dans le jardin de mes habitudes.
Mais aujourd'hui que la neige la fait rentrer dans sa vieille maison, j'espère que tout ira bien jusqu'au printemps.
Quand les vieux s'en vont, ils ont si peu vécu dans la mémoire de leurs voisins... Mais que l'un deux disparaisse et c'est un morceaux de ma vie qui s'en va avec lui et chaque fois j'entre un peu plus en hiver.
À son âge elle gratte toujours le jardin. « C'est dur, elle dit, mais il faut bien le faire, et tant que je peux… »
Quand je passe avec le chien, les poules sont là jusqu'en automne, dans une cour de béton, tapissée de leurs fientes. Mon chien n'y fait même plus attention :
« Volatiles hors de portée, pas manger, pas intéressant. »
Moi je les aime bien ces poules, c'est un morceaux du décors vivant qui est habité par cette dame là…
Mais les poules sont absentes sûrement dans des bocaux, faut pas gâcher.
Emballé dans son manteau, le nez au sol, mon chien cherche l'odeur de cet affreux chat, Préjugé canin; c'est un beau félin qu'elle a.
Il est vaste son potager, et ses fleurs sont nombreuses. Je ne sais pas comment elle fait pour entretenir tout ça…
Peut-être que Dieu lui donne un coup de main. Après tout, elle s'occupe de son église, ouvre la porte, nettoie les allées et l'éclaire avec ses fleurs.
C'est peut-être pour ça qu'il ne la rappelle pas : qui la remplacerait ?
La glace mord le trottoir. C'est une vrai patinoire, j'ai chaussé mes crampons. La glace c'est les barreaux de sa prison d'hiver. Elle ne se risque pas à sortir… Elle a bien raison.
Et tombe la neige, l’ouate chante sous mes pas. C'est beau et cruel à la fois. Elle aimait la neige comme tous les gens d'ici. Maintenant elle la craint. C'est comme si son amie était devenue un monstre dangereux et sans cœur.
Un monstre qui l'isole et la cantonne, derrière la porte de sa maison. Je ne sais pas ce qu'elle fait et comment elle vit les jours froids. Se chauffe -t-elle au bois ? Fait-elle des mots fléchés comme ma tante ? Lit-elle ?
La télé ou la radio tapissent peut-être les murs d'un fond sonore...
Mais je sais qu'elle attend que fonde la neige et que poussent les crocus, les soucis et ses œillets, le lilas, les narcisses, les iris et ses roses, elle n'est pas si pressée pour les colchiques…
Ses fleurs, qui sont les clefs de sa prison d'hiver lui manquent certainement.
Je me mets au fourneaux Juliette, pour préparer les cadeaux des prisonniers.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 57 autres membres