Petit sortilege sans pretention

Petit sortilege sans pretention

L'étreinte 1

Dans la chambre aseptisée d'un hôpital, une femme s'arrondit. Son ventre abrite une vie qui se déploie en silence. Elle est allongée sur ce lit depuis presque deux mois.

La voiture dans laquelle elle est montée comme passagère de hasard a eu un accident. Aucun lien n'a pu être établi avec le conducteur...

Les pompiers l'ont conduite dans cette institution privée, à cause de son état, le service obstétrique d'ici, est en pointe.

Presque tous les matins, la même aide-soignante s'occupe d'elle. L'inconnue est dans le coma et probablement à quinze jours de son terme. Les services de police n'ont rien découvert à son sujet. Adèle l'appelle Éden.


Pour Adèle le même rituel recommence : laver la patiente, vider les poches, soigner sa peau, tourner son corps. Elle finit cette série par un léger massage des mains et des pieds, puis l'alimente par sonde.
Mélanie n'est pas là aujourd'hui pour l'aider. Ça ne la dérange pas : personne ne lui reprochera de prendre son temps : Éden l'émeut, sans doute à cause de sa grossesse silencieuse.

Depuis une semaine, la santé de la patiente se dégrade, l’œdème cérébral consécutif à l'accident qui s'était bien résorbé jusqu'ici ne suit plus une évolution aussi favorable. Sa créatinine augmente beaucoup limitant l'usage des médicaments dont elle a besoin. Mais le fœtus s'accroche, le monitoring le surveille en permanence.

 

*

 

La lumière filtre par les interstices des planches assemblées. Quelques marches d'un escalier de pierre conduisent à l'ouverture plus haut. C'est la seule sortie possible à cette cave. Il ne peut pas s'enfuir et de toute façon, il est attaché.
La clarté quoique diffuse est suffisante, ses yeux se sont accoutumés, s'il en croit les bâtonnets qu'il a gravés sur le mur, il est ici depuis deux mois.

Un Frère va bientôt descendre pour lui donner sa ration d'eau et de nourriture, de quoi se laver et il videra son seau.
Le guide quant à lui, vient tous les deux jours et lui pose invariablement les mêmes questions :

«-Où est-elle ? Pourquoi s'est-elle enfuie ? Pourquoi l'as-tu aidée? »

 

Tout est implicite, mais il ne sortira de cette cave que lorsqu'il aura rejoint la pensée communautaire.
Thierry est bien trop en colère pour renoncer à son silence.
Il ne regrette rien, la Lumière lui manque, mais il est heureux qu'elle se soit échappée.

 

La porte de sa cellule pivote sur ses gonds, le jour matinal entre à flot dans la cave, il est cinq heures trente, la communauté est prête pour une journée de travail. Un cadeau de chacun pour que vive la Lumière.

Frère Antoine descend les marches de la cave avec prudence.

 

Thierry est aux fers lesquels sont fixés au mur, il y est attaché par la cheville droite.

Personne n'a levé la main sur lui, que le strict nécessaire pour l'entraver. Même sa peau est protégée des fers par un cercle de cuir.

Le Guide a donné des ordres, il ne peut pas prétendre être un homme de Dieu, pétri de bienveillance et maltraiter un Frère.

Pourtant à chacune de ses visites, Thierry constate que sa patience est à bout. La cohésion de la communauté dépend de la Lumière et elle n'est plus là !

Lisa, elle s'appelle Lisa, il faut qu'il se débarrasse des réflexes de la Confrérie et cela commence par oublier les titres et se rappeler les individus.

 

Frère Antoine… Antoine, ne lui parle pas. Il s'en retourne en silence et laisse sur un plateau une miche de pain, un broc d'eau, du fromage et un fruit.

Thierry lui dit :

«-Tout ça c'est des conneries Antoine. Ouvre les yeux ; il s'est servi de Lisa, de moi, de vous tous… C'est un homme ordinaire, un opportuniste. Le miracle c'est Lisa...

-Et c'est pour ça qu'on la protège… Où est-elle ?

-Elle sait seule se débrouiller et elle a le droit de gérer sa vie comme elle l'entend ! »

 

Antoine qui lui avait répondu sans se retourner, reprend son chemin. Sa silhouette s'imprime à contre-jour, le temps que la porte soit rabattue sur l'entrée de la cave.

Quel imbécile !
Mais c'est surtout contre lui-même que Thierry est en colère. Lui aussi a cru à toutes les sornettes du Guide. Le Guide Lilian ! Mais pour lui, Lilian la Ruse, Lilian l'Intrigant !

 

 

*

 

Adèle s'est rangée dans une vie tranquille. Son métier lui plaît et lui correspond. Elle partage sa vie avec un homme gentil, drôle et rassurant. Ils s'entendent très bien la plupart du temps.

Il est soudeur pour une société qui a les reins solides. Ils sont privilégiés et en ont conscience. Pourtant, ils partagent une douleur, ils n'auront pas d'enfant de leur sang. Adèle est stérile. Elle a fini par l'accepter. Il y a d'autres solutions. Si Gaëtan y consent, il y a suffisamment d'enfants dans ce monde qui auraient besoin de parents... 

...Comme cet enfant qui grandit dans le corps d'Éden…

Adèle se prend à rêver qu'il serait pour elle, qu'elle pourrait l'adopter. Elle vit cette grossesse comme si c'était la sienne.

 

Mais on ne choisit pas vraiment les enfants qu'on voudrait élever, elle n'a aucun droit sur celui-ci, c'est juste un rêve ou un regret dont elle prend bien soin. Elle espère que Gaëtan consentira à l'adoption. Elle voudrait si fort être mère.

 

*

 

Le Guide se fait ouvrir la cave, descend les quelques marches et s'approche de Thierry :

« -À cause de toi, la Lumière court un grave danger ! Ce monde n'est pas prêt pour un miracle. Elle t'a sauvé, et toi pour la remercier, tu la coupes de sa famille, de tes Frères et tu brouilles son destin, tu brouilles le dessein de Dieu…  Où est-elle ? Pourquoi s'est-elle enfuie ? Pourquoi l'as-tu aidée ? »

 

Quelques minutes de silence lourdes de colère et d'impatience épaississent l'air de la cave. Pour la première fois depuis deux mois Thierry déverse son ressentiment :

« -Tu n'es qu'un imposteur, tu l'exploitais, sans elle tu n'es rien. Elle m'a sauvé, mais elle te sauvait aussi, de ta vie inutile… Les desseins de Dieu… Laisse-moi rire ; il s'agit de tes ambitions, de ton besoin de pouvoir et d'argent. Tu l'as souillée. Elle me l'a dit, et j'y vois clair ! Je ne sais pas où elle est, mais même si je le savais, je ne te dirais rien ! 

-Alors tu vas crever ici !

-Il faudra que tu me tues de tes mains : tu ne pourras pas convaincre un frère que me laisser mourir, ou m'achever c'est bien ! »

 

L'homme de Dieu ne répond pas mais la colère se lit dans tous ses mouvements.

Et d'un geste rageur, il projette la cruche d'eau contre le mur.

Antoine risque un œil à l'intérieur et se redresse rapidement, le Guide s'apprête à sortir.

 

Lilian l'Intrigant est capable de lui faire du mal, Thierry le sait. Maintenant qu'elle n'est plus là, l'imposteur peine à soutenir l'illusion de son personnage.

 

*

Lisa avait été une bénédiction pour l'imposteur et lui un repère pour elle. Lorsqu'elle avait dix-huit ans, elle vivait dans un hameau paumé au sud de l'Espagne. Un jour, Lilian arriva dans son village. Il n'avait pas le moindre sou et fort peu de bagages. Entre deux voyages, il lui fallait parfois travailler un peu.
Il proposa ses bras au père de Lisa , pour aider aux champs ou à la ferme. Il ne désirait qu'un couvert et un lit.
Lisa était une jeune femme bienveillante, avec peu d'expérience de la vie. Elle accueillit Lilian avec plaisir : cet homme cassait sa routine.
Les gens disaient d'elle qu'elle avait comme un don : elle pouvait guérir qui elle voulait, mais elle-même n'y croyait pas. Elle pensait que ces guérisons étaient l’œuvre de la vie, un mystère qu'elle se gardait bien d’interpréter.

 

Lilian aussi avait un don : il savait plaire au monde. Joli garçon, beau parleur, posture bienveillante, serviable… Tout le monde tombait sous son charme comme Lisa et son père qui en vint même à penser que cet homme là, quoique pauvre ferait un beau-fils honorable.

Un matin, aux champs, Lilian chût brutalement. Le craquement sinistre et la douleur de sa cheville ne lui laissèrent aucun doute : la fracture était vilaine.

On le porta jusqu'à la ferme. Lisa accourut et le prit dans ses bras. L'homme perdit connaissance.

Plus tard, quand il reprit ses esprits, il porta immédiatement son attention à sa cheville enflée. Il ne se souvenait pas qu'on l'avait soigné, pourtant la douleur avait radicalement diminué.

Peut-être ne s'était-il pas agi d'une fracture, finalement...

 

En travaillant à la ferme les dix ou douze mois qui suivirent, il put constater que Lisa se précipitait toujours au chevet d'un accidenté ou d'un malade. Curieusement, le village semblait épargné par les vicissitudes de la vie, car pour finir, rien n'était vraiment grave.

Les habitants paraissaient devoir triompher de tout, excepté de la mort, bien entendu, qui survenait paisiblement en général, aux dires de tous.

Mais Lilian se rappelait l'étreinte de Lisa, et il l'avait vu la donner à chacun, sincèrement, parfois il avait surpris une lueur dans les yeux de la jeune femme… un éclat comme la lumière d'une luciole...

 

D'une certaine façon Lilian tenait à la jeune femme et il savait lui plaire mais leur relation demeura platonique.

 

Cette histoire Thierry la tient de Lisa et de Lilian lui-même. La suite est plus sombre et confuse. Il y a eu un incendie, la ferme de Lisa a disparu. Des ouvriers y ont péri et les parents de la jeune femme aussi.

Lilian raconte que c'est à travers son deuil que la vocation de la Lumière s'est affirmée. Lisa a fini par croire dans le dessein de Dieu. Elle a compris qu'elle devait entrer à son service à la tête de la « Congrégation des Frères et Sœurs de la Lumière ».

Ainsi rendrait-elle la vie à des gens qui accepteraient, en échange, d'entrer au service de Dieu.

 

Thierry soupçonne Lilian la Ruse d'avoir imposé ses idées à une jeune femme fragile et désemparée.
Cela aura été d'autant plus facile que Lisa a vraiment un don et que le Guide s'occupe de tout.

 

*

 

Sa journée terminée, Adèle fait un dernier détour auprès de ses patients préférés. Elle masse le ventre d'Éden, pour stimuler le bébé, à qui elle chante l'une ou l'autre chanson.

Puis elle la repositionne sur le côté et remarque sur sa nuque une touffe de cheveux plus foncés. Elle soupçonne un vilain nœud et cherche la brosse pour coiffer Éden. Elle détache les mèches délicatement, écarte les cheveux pour vérifier l'état de la peau à cet endroit et s'étonne d'y trouver un tatouage, à peine plus grand que l'ongle de son pouce, juste au-dessus du creux de la nuque.

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On y voit un cercle dans lequel une main supporte une étoile rayonnante.

Adèle n'a jamais vu ce motif. Elle le reproduit sur un carnet qu'elle emmène partout avec elle, pour essayer d'en découvrir le sens.

Mais,elle doit d'abord rentrer, lancer une machine, faire à manger…

Son temps partiel lui laisse le temps de s'occuper de la maison.

Gaëtan et elle peuvent ainsi passer des soirées tranquilles, ce qui l'aide à se ressourcer.

 

En chemin, lorsqu'elle rentre chez elle, il lui vient une idée au sujet du motif sur la nuque d'Éden…
Elle fait demi-tour et prend la direction d'un salon de tatouage. Lorsqu'elle y entre, l'homme qui tient ce commerce est dans l'arrière-boutique. Il lui demande de patienter : il finit avec un client…

Quelques minutes plus tard, Adèle raconte son histoire au tatoueur. Il scrute le motif, visiblement intéressé et dit :

« -Je ne connais pas ce signe, mais j'ai accès à une banque de données un peu particulière qui recense un max de dessins symboliques… Vous me laissez un numéro ? Je vous appelle ? »

 

Il reproduit rapidement le croquis d'Adèle et note son numéro. La jeune femme est contente de sa démarche. Le monsieur est serviable et il semble avoir de la ressource.

 

En rentrant à son appartement, elle se dit que d'habitude elle ne parle pas tellement de ses patients à Gaëtan ; et d'Éden moins encore : son histoire résonne trop avec leur manque, mais ce soir, elle le fera.

 

 

 

 

L’étreinte 2



18/03/2016
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