L'homme en gris
Est-ce à cause de son costume gris, fané, froissé ? De ses cheveux négligés, sales ?
Mon impression première ne lui est pas favorable.
Ça m'énerve ce réflexe qui consiste à juger n'importe qui d'un coup d’œil.
Bon, j'écris des histoires, tous les personnages m'intéressent et nourrissent mon imaginaire ; alors ils passent par un filtre. Soit ! Ce qui m'agace, c'est que ce filtre soit sans nuance : bien, mal, beau, moche, gentil, méchant…
Pfff tellement binaire…
Il a pris une bière, d'un coup de menton ; la serveuse le connaît bien, on dirait. Il est onze heures !
Je continue à observer les attitudes du client. Je gribouille dans mon esprit, l'étiquette de ses traits de caractère : triste, résigné, pauvre, seul, sale…
Et puis voilà qu'il descend de son tabouret de comptoir. Il a fini sa bière plutôt vite : alcoolique ?
Il interpelle la serveuse :
«-Dis-moi, gente dame, ce que je dois à cet établissement honorable ? -La serveuse sourit, amicale-
-Vingt-cinq euros, monsieur Gabriel, celle-ci, c'est moi qui vous l'offre... »
Gente Dame ? Établissement ? Culture ou festonnage ?
En tout cas, la serveuse l'aime bien mais elle est jeune. Ce n'est donc pas une question d'amour ! (Désespérément binaire). Tout bonnement, il semble lui être sympathique.
Me serais-je trompée ?
C'est celle-là, une facette heureuse de ma nature : binaire, mais capable de changer son axe, si l'on est irréfutable.
Il sourit à Angeline, met ses mains dans ses poches déformées et s'en va d'un pas tranquille.
Je règle ma note. Et je sors rapidement cet homme m'intrigue. Il pourrait être un sujet à écrire intéressant.
Il a traversé la rue. Il s'arrête devant la boulangerie, hésite et fouille ses poches…
Il reprend son chemin : pauvre ou distrait ?
Je me rapproche prudemment. Mon bonhomme en gris traverse lors que le feu est rouge, on le semonce d'un coup de klaxon. Il réagit sans animosité d'un geste et d'un sourire : distrait, c'est sûr.
Il tourne au coin d'une rue, je le suis et je faux le bousculer, il s'est arrêté pour échanger quelques mots avec un vieux sur un banc. Je suis obligée de poursuivre mon chemin, pour passer inaperçue : il est beaucoup moins aisé de suivre un homme en le précédant !
Je m'attarde devant une agence immobilière. Je surveille les badauds dans la vitrine : gros rire, de l'homme en gris, un peu trop fort, sûrement pour appuyer son amusement auprès du vieil homme … sourd ?
Mon bonhomme froissé n'est sans doute pas si seul, en tout cas il utilise des codes de vie débonnaires.
Je n'entends pas ce qu'ils se disent, sauf la fin de la conversation, quand l'objet de ma surveillance s'éloigne : il parle plus fort :
« -Tu n'auras qu à venir, je te l'offrirai avec plaisir ! »
Généreux ?
Il passe dans mon dos, sans me jeter un coup d’œil, je vois couler son reflet sur la vitrine.
Je reprends ma filature avec une certaine impatience, j'ai rendez-vous avec ma fille.
Il tourne encore une fois à l'angle. Je m'engage prudemment.
Quand j'y suis à mon tour, je peux voir sa jambe franchir un seuil, le reste de son corps est déjà à l'intérieur : «Librairie Philémon» ; cultivé, donc…
J'aime les livres. Si je suis un petit peu en retard Émilie ne m'en voudra pas. Il est très chouette ce magasin, il ressemble à l'antre de mes rêves. Des milliers de livres, pas d'écran, beaucoup de poussière et l'odeur mêlée des vieux bouquins et des neufs. Apparemment « l'établissement » traite l'un et l'autre… Où est mon bonhomme ?
Derrière un comptoir dont le désordre et les piles font penser au bureau d'un juriste en retard sur ses dossiers, mon curieux Gus embrasse une quinquagénaire fragile et légère comme l'ombre d'un roseau. Je farfouille dans les étagères et je tends l'oreille :
« -Merci Marceline, tu salues Gérard pour moi. Du monde ce matin ?
-Oui, tout de même… La commande Gallimard est arrivée. Madame Chabrand voudrait un lot du « Bourgeois Gentilhomme » pour ses élèves… Bon, il faut que je me dépêche ! À demain ?
-Oui à demain, tu peux venir un peu plus tôt ? Je dois vérifier les inventaires, je préfère travailler à la maison, tu sais bien. Tu fais l'ouverture comme ce matin ? Ça t'irait ?
-Bien sûr Roland. »
Volants de jupe joyeuse, souffle de gaieté, et voilà la vendeuse partie, je l'ai suivie des yeux. Je n'ai pas vu que Roland « Gris » me scrutait :
« -Vous n'étiez pas au café ce matin ?-Je rougis- Vous cherchez quelque chose ? Un roman d'amour ? »
Je n'aime pas les romans d'amour ; moi, mon truc c'est la science-fiction, monsieur le libraire cultivé, discret, généreux, sociable et bienveillant.
Ouais…
Mais pas très psychologue !
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