Monsieur Libelle
Son esprit est déjà dans le placard, mais son corps peine derrière, à petits pas. Parfois ça lui donne envie de hurler, sa pensée, elle cavale toujours
Il lui semble perdre un temps précieux, un temps qui devient court.
À petits pas, à petits, petits pas….
Enfin ses mains ouvrent le placard, attrapent son bol du matin, du très tôt le matin. Il est cinq heures.
Du placard à la table, de la table à la cafetière… Attendre..
Entendre, le goutte à goutte de caféine et d'eau, le tic tac sans fin d'une horloge sans cœur, la radio d'une oreille distraite.
Monsieur Libelle soupire, à petits pas, il emporte la cafetière...
Il remplit son bol pour commencer ses rituels, d'une journée sans surprise qui s'annonce. Plus ses pas deviennent petits, plus son univers rétrécit, en surface, en temps, en surprise.
Monsieur Libelle soupire...
C'est un jour sans, maussade, qui regrette un temps pressé. L'akinésie de Parkinson le rattrape, c'est pour ça qu'il ralentit…
Depuis quatre ans qu'il prend de la dopamine, on dirait que le traitement n'est plus aussi efficace, mais il n'est pas surpris le neurologue l'a bien informé.
Il faudra qu'il s'habitue à encore plus de lenteur, à l’imprécision de ses gestes, aux tremblements qui usent ses nerfs…
Monsieur Libelle soupire…
Le soleil se lève, le ciel est clair, la journée sera moins triste que celle d'un citadin dans le brouillard d'une ville. Au moins monsieur Libelle vit au bord de la mer. Et s'il ne la voit pas tous les jours, il peut la sentir et entendre ses vagues. Quand les jours sont maussades, il ouvre sa fenêtre pour les écouter. Il s'imagine marcher sur le sable avec Gisèle à ses côtés. Ils ont parcouru la grève si souvent que leurs empreintes doivent encore subsister dans le sable entre les bandes de galets…
Gisèle est morte depuis quatre ans, tranquillement d'un AVC, elle lui a laissé Parkinson et des souvenirs blessés.
L'air brille ce matin, c'est sûrement une belle journée pour un tas de gens.
À petits pas, monsieur Libelle s'en va quérir son journal en pyjama… Se laver, s'habiller lui demande du courage, il le trouvera peut-être quand il aura fini son journal… Il s'en moque, l'hygiène quand on est vieux et seul, s'accorde au moral.
Manger ou ne pas manger… Il n'est pas loin de midi, le traiteur est passé… Monsieur Libelle délaisse son repas et se sert un autre café.
Un klaxon résonne dans la rue et la voix de Taloche… TALOCHE, il ne l'a pas vu depuis cinq ans… Il l'avait presque oublié son copain Taloche…
« Hé ? Monsieur Libelle ? T'es par là ? »
À petits pas pressés, monsieur Libelle se précipite vers la porte, criant autant qu'il le peut :
« Taloche, Taloche pars pas j'arrive... »
Deux amis sur le pas de la porte se regardent et comprennent que la vie leur a mangé un gros morceau de leur temps sur terre.
Taloche est chauve, maigre, le tabac a fini par réclamer son dû, il n'en a plus pour très longtemps. Monsieur Libelle lui raconte Gisèle et Parkinson. Lui dit qu'il est prisonnier de son corps, de sa maison, lors que ses pensées sont toujours aussi vives, aussi pointues qu'avant, quand il était syndicaliste et ferraillait avec les Gros.
Taloche lui prend la main et verrouille son regard au sien :
« Chu désolé pour Gisèle. Je suis rentré depuis un an, j'étais parti sur la mer, j'avais pris le vent avec la Sardine. Et puis, je me suis senti très fatigué. Je suis rentré. Je n'arrivais pas à récupérer. Quand le toubib m'a dit, j'ai refusé le traitement, ils ont enlevé la tumeur, mais je veux pas souffrir, chu trop vieux, chu tout seul, ça vaut pas le coup. Je me suis dit, qu'est-ce que tu vas faire, du temps qu'il te reste. Et tu sais... et tu sais, la seule personne à qui j'ai pensé c'est toi. C'est avec toi que j'ai vécu mes meilleures et mes pires années. T'as toujours été là. Quand je revenais…. »
Taloche sourit, il lui revient en mémoire les combats syndicaux, les bagarres de pavés, le ring, d'où lui vient son nom, et en arrière-plan, toujours, son copain, pas loin, qui bataille pour leurs droits, qui gueule pour qu'il ne se bastonne pas, qu'il l'encourage et parie sur ses match… Son copain raisonnable.
Il lui revient ses errances d'un boulot à l'autre, d'une femme à l'autre, d'une ville à l'autre, et quand il revient, son copain…. « Monsieur Libelle, tu te souviens ? »
«-J'avais du fric de côté, de mes matchs, j'avais réussi à pas y toucher, j'en avais pas vraiment besoin. Je me disais que ça pourrait servir : j'me casse Monsieur Libelle, et j'voudrais savoir si tu viens avec moi...
-Tu vas où ?
-J'ai acheté un camping car… Alors j'ai pas de plan, j'emmène ma nouvelle maison où j'veux. Et je vais me trimballer le temps qu'il me reste.
-Comment on va faire, moi j'ai pas le choix, je dois prendre des médicaments, je suis de moins en moins efficace, lent comme une tortue, mon vieux quoi, si tu m'embarques dans ta fuite, t'iras pas vite…
-J'ai déjà perdu, ça sert plus à rien de courir, mais ça fait chier d'être tout seul. »
Monsieur Libelle soupire et puis sourit, Taloche, son vieux copain, pourquoi pas ? :
« -Il me faut quelques jours quand même, pour fermer la maison, faire des bagages, récupérer des ordonnances, et pour couper les ponts…
-Mais oui monsieur Libelle c'est normal, j'ai la mort aux trousses, mais pas le feu au cul... »
Monsieur Libelle se marre, ça faisait longtemps que ça ne lui était plus arrivé.
À petits pas, à tout petits pas, il s'en va faire ses bagages, son esprit est déjà en vacances, en avance...
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