Ma dissemblable, mon adorable
Assise à la table du salon, mais pourtant absente...
Elle a fermé les accès de son monde
Elle touche le papier du livre avec son esprit. Elle en sent, dans ses yeux, la texture rêche. Quand elle plisse les paupières, les feuillets se froissent.
Elle aime tous les papiers. Pour les différentes caresses qu'ils lui procurent, chacun signant à sa manière. Puis, quand le papier ne fait plus que l'effleurer, que ses fibres sont moins prégnantes, elle laisse les mots danser dans son être.
Ils coulent sous sa peau...
Un sens après l'autre et c'est sans fin.
Après le papier, après les mots, elle ferme le livre et laisse errer ses mains. Alors tous les points de contact de son derme sont saturés par la matière. Elle voit… elle sent les ondes de l'objet vibrer contre la pulpe de ses doigts, courir le long de ses nerfs et fleurir dans le foyer de son crâne. C'est un livre relié de vélin qu'elle aime, estampé de son titre.
C'est un beau livre ancien dont l'odeur a initié le désir.
Elle appréhende plus difficilement les livres de poche à cause des images, sur la première de couverture. Les couleurs la dévorent si fort qu'elle se noie et perd le contrôle de ses autres sens.
Si elle veut l'amour d'un livre, il ne s'agit pas qu'il soit illustré, parce qu'il lui faut beaucoup de temps pour s'extraire des teintes, lorsqu'elle y plonge son regard.
La couleur l'hypnotise, c'est un tourbillon qui agite son esprit comme le vent tourmente la poussière. Le plaisir du papier après cette confusion n'est pas aussi doux que quand elle peut y accéder directement comme maintenant.
J'aime l'observer.
Elle me tourne le dos, ses cheveux longs, soyeux et brillants illuminent la pièce. Il me suffit parfois de la regarder pour que mon être se réchauffe.
Mon amour dans ton monde autiste, je suis l'étranger…
Au fil du temps, elle a su m'apprendre à deviner -ou peut-être est-ce mon lien, si serré contre elle, qui me permet de le comprendre- elle a su m'apprendre l'étrange relation qu'elle a avec certaines choses.
Son esprit les touche comme si chaque molécule de l'objet se soudait à ses sens. Comme si sa pensée s'enroulait à la matière, se liant à son odorat, son toucher, sa vue…
Ce bruit… Ce bruit qui pianote incessant, agaçant « tap, tap, tap » à côté d'elle. Elle ne sent plus rien, son lien avec le livre est rompu…
Cette vibration persistante, trop forte, la désoriente, c'est pénible !
Où est-elle… OÙ DONC EST-ELLE ?
Ça y est. Elle se réveille, elle revient.
La panique dans ses yeux, c'est la porte de notre monde.
Élaura, ma douce, ma gentille. Je suis là.
Comme à chaque fois que je l'oblige à quitter sa sphère, lorsque que je trouble son amour d'un livre, elle est irritée. Et puis je pose ma main sur ses cheveux et j'attends un peu que s'éteigne dans son regard, cette étincelle de colère.
Ma présence affectueuse, presque, l'indiffère. Elle m'offre une autre manière d'aimer comme ce disant, on l'entend. Elle a besoin de moi, à un degré différent, que je ne comprends pas vraiment. Elle aime que je reste immobile, ou que si je me déplace, je le fasse lentement. Elle suit alors le mouvement de mon corps avec la même concentration que lorsqu'elle aime un livre. Elle dit que, quand je bouge, je dessine dans l'air de belles harmonies, qui se répètent et qui la rassurent.
Moi, j'ai deviné que quand je vais et viens, je ne dois pas parler... et quand je parle, il vaut mieux que je m’assoie. J'ai compris que, quand je la touche, ce doit être avec douceur et je veille alors à ce qu'aucun autre stimuli, ne nous dérange.
J'ai appris à vivre à son rythme. J'ai apprivoisé sa différence avec patience. Nous avons tissé un lien solide, entrelacé d'improbables et de rituels.
Lorsque je suis à ses côtés, je l'apaise : ma présence lui ouvre un sas de silence qui soulage le flux de ses perceptions.
Je ne suis pas toujours sage auprès d'elle, mes étreintes alors sont prudentes parce qu'elle les reçoit si fort...
Mais après les délices du corps, elle est toujours très calme, sa chair repue, l’acuité de ses sens diminue enfin et elle peut alors entrer dans le monde commun.
Je l'ai rencontrée dans un parc.
Je courais après ma condition physique. Et tout à coup, à contre-jour, j'ai vu une silhouette dont la main tendue effleurait l'écorce d'un arbre.
Je me suis approché.
J'ai été saisi par la vision de cet être dont l'attention toute entière était fixée sur l'écorce. Séduit par sa gestuelle et son air absent, je l'ai questionnée : que faisait-elle ? Elle ne m'a pas répondu, je l'ai observée longtemps. Soudain, ses yeux ont papillonné et sans me regarder, elle m'a dit : « Bonjour. »
Et puis elle a tourné les talons, s'est éloignée. Je l'ai suivie. Je lui ai demandé s'il lui plairait de manger une glace. La gourmandise et la joie ont soudain habillé son visage ; elle m'a répondu : « Oui ! » sans hésiter.
Je la trouvais étrange et magnifique, comme une créature magique perdue dans un monde qui n'aurait pas été le sien. Tous mes instincts de chevalier, tueur de dragons se sont dressés en remparts. J'ai compris qu'une telle relation, avec une fée, demanderait une cour obstinée, mais je connaissais déjà sa faiblesse de gourmande.
Et dans mon château fort, à l'abri de mes murs, j'ai invité à entrer l'autre moitié de mon âme.
Des dragons, il y en a eu : intrusifs, gardiens forcenés d'une tour dans laquelle Élaura était en sécurité. À l'abri du monde, indifférente à sa condition, elle demeurait la captive dont les certitudes de ses proches avait figé la vie.
Je ne sais plus combien de combats j'ai livrés, contre sa famille, contre les services sociaux, contre les psys ou les cadres juridiques…
À chacun, j'ai dû expliquer la force de mon attachement et prouver ma capacité à devenir le Champion de la dame. Je me heurtais aux préjugés dont ils accusaient le reste du monde. Ils revendiquaient pour elle son droit à l'intégration, et cependant, lui contestaient la légitimité d'une union.
Mais je n'étais pas seul à vouloir je portais la faveur et les couleurs de la demoiselle. Elle disait « quand », en parlant de nous. Elle disait « ils » en parlant d'eux, l'horizon de sa vie, dans sa tour ceinte lui était devenu trop étroit.
On me dit encore, parfois que ce n'est pas elle que j'aime, mais sa différence, son syndrome. Je ne suis pas de cet avis et ça m'est égal. Elle est un être à part, avec une incroyable palette de perceptions.
Ses sens sont décuplés, toutes ses émotions y sont rattachées. Et je fais partie de sa dimension. Je suis le seul à y être entré.
Je suis, pour elle, une des choses qu'elle déguste.
Elle est, pour moi un tableau aux mille nuances.
Son contact avec le monde, si différent, me fait sentir...
L'intensité avec laquelle elle perçoit ce qui nous entoure, me rend…
Je ne sais pas. Auprès d'elle je suis handicapé, incomplet et c'est elle ma prothèse.
C'est son syndrome, c'est vrai, qui fait d'elle le diamant de mon espace. Mais elle aussi ! Évidemment, elle aussi : sa grâce, l'émerveillement et l'appétit avec lesquels elle traverse le monde, lorsque rien ne la perturbe. Et la vie !
La vie, en elle ! La vie qui l'habite quand elle aime l'eau, quand elle aime les tableaux, quand elle aime manger -les glaces surtout, dont elle me dit qu'ils cajolent son corps de l'intérieur-.
Et les mots... qu'elle fait danser dans sa langue étrange. C'est tellement beau ce qu'elle écrit. Je mesure alors l'intensité de son rapport avec le monde, il est ardent, fort et vigoureux. Je n'ai pas ce qu'il faut pour éprouver cette puissance de l'instant.
J'ai choisi de me passer de cet amour conventionnel qu'elle ne peut pas me donner, pour recevoir la vie avec laquelle elle me contamine.
Ma main quitte sa tête :
« Élaura, je suis rentré. »
Je tourne lentement sur moi-même, je n'aime pas l'irriter.
Un sourire dans ses yeux me dit que c'est fini, l'orage est passé :
« -Nous allons déjeuner. Je t'ai acheté un livre, je te le donnerai, lorsque nous aurons mangé et que tu auras fini d'écrire. Tu l'aimeras demain ?
-Comment vas-tu ? » Me demande-t-elle.
Je souris à sa question rituelle, elle s'en fiche en vérité, ou plutôt, si je lui déclare que je vais bien, c'est la même chose que si je lui confesse que je vais mal. C'est une information... relativement sans intérêt.
À un certain seuil de sa conscience, je pense que si je lui disais que je vais mal, je serais moins harmonieux et je l’inquiéterais un peu.
Alors je réponds avec un demi-sourire :
« Je vais... très bleu. »
Elle me regarde brièvement se lève et va mettre la table.
Élaura, mon âme, cette après-midi, sur le temps d'improvisation que tu m'autorises, nous irons au parc. Il fait beau dans le monde que tu me tisses.
Tu caresseras le vieux chêne. Et nous irons manger une glace.
J'anticipe le plaisir que j'ai de t'entendre rire, chatouillée par la lumière.
J'ai hâte de te voir fermer les yeux, dans le souffle du vent et bouger pour suivre ses courants.
Dans la lumière de ton être, je me sentirai tellement vivant.
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