Lenny en vacances
« J'ai pas peur... j'ai pas peur...j'ai pas peur... »
Il n'y a rien dans le noir. J'ai pas peur…
Le noir, c'est là où il ne peut pas me trouver… J'ai pas peur... »
Le pas lourd de son père frappe le sol, comme un avant-goût des coups qu'il s’apprête à lui donner.
« Lenny bordel t'es où ?!HO ! HÉ ! Si tu ne viens pas là tout de suite, t'auras la raclée de ta vie !LENNY ! LENNY SI CH' TE TROUVE... ».
Dans son placard à balais Lenny claque des dents.
Son père ne l'a jamais trouvé, parce que le Souffreux, y risque pas de toucher un balai, sauf peut-être pour cogner sur Pépère, le chien de voisin
Par sécurité, Lenny laisse toujours la porte entrouverte comme ça l'autre fou furieux n'imagine pas qu'il y soit. Et puis, même s'il regardait dans le placard, il ne le verrait pas, parce que la cache, elle est petite et derrière les balais.
« J'ai pas peur… J'ai pas peur… Crève vieux chnoque alcoolique… Crève, crève, crève… Maman, dit a Marie qu'elle le fasse mourir tout de suite… Maman, j'ai peur... »
« Sale morveux, tu pouvais pas passer avec ta mère ? Putain, qu'est-ce que j'ai à foutre d'un mioche pareil, si ça s'trouve il est même pas de moi ! »
Lenny regarde sur son bras, la tache de vin, identique à celle son père.
Il a souvent essayé de s'en débarrasser, au grattoir, au couteau -mais ça fait trop mal- même une fois, il a approché son bras du feu, mais il s'est dégonflé.
Cette tache de vin lui fait peur, c'est comme si la violence de son père était en lui, ou son alcoolisme… Et puis cette tache de vin lui fait immanquablement penser à sa faute la plus sérieuse...
L'orage dehors s'est calmé, le Souffreux s'est sûrement écroulé sur le canapé, une bouteille de vodka à la main, ou autre chose.
Lenny va attendre encore un peu… Qu'il ronfle… Ça y est.
Il s'extrait du placard avec infiniment de précautions. Si un balai venait à tomber...
Mais il a de l’entraînement : il est silencieux comme une plume de duvet
Il se glisse à l'extérieur, les yeux écarquillés. Il voit le Souffreux vautré sur le canapé, la main hors de l'assise tient encore cet affreux bâton avec lequel le Souffreux le cogne.
Lenny a appris à se protéger la tête, et le ventre et puis quand il est saoul, son père est moins précis et pas très endurant. Non ses rages alcoolisées ne sont pas forcément les pires. C'est quand il est lucide et qu'il a une bonne excuse pour frapper que Lenny ressent vraiment le danger… et la douleur.
Des larmes roulent sur les joues de l'enfant, « la faute à Lenny », s'il ne l'avait pas laissé faire l'année dernière, sa mère serait en vie. Mais il n'a pas eu le courage de tenter quelque chose.
Quand elle était avec eux, c'est elle qui prenait les coups c'était comme ça qu'elle protégeait son fils.
Lorsque Lenny la retrouvait, bleue, noire ou rouge, il se glissait délicatement dans ses bras et pleurait. Une fois elle lui avait dit :
« Ne pleure pas, c'est pas joli, mais ça ne me fait presque pas mal. Tu sais, ton père, il n'est pas méchant. Il a beaucoup souffert quand il était enfant. Son papa et ses frères ne l'ont pas épargné, ils le tapaient tous les jours. Et puis ton père, il m'a aidé aussi, s'il n'était pas venu me chercher, ton grand-père m'aurait sûrement rendue folle... »
« Et mourir, maman, c'est mieux qu'être folle ? »
Tout à coup Lenny réalise que s'il ne part pas, lui aussi va mourir.
L'année dernière, à l'école, il avait un gros bleu sur le bras. La maîtresse l'avait fait venir et lui avait parlé gentillement :
«Lenny, c'est quoi ce vilain bleu ? On voit des marques de doigts ?
-J'ai failli tomber et me faire très mal, papa m'a rattrapé et comme c'était dangereux, il a serré fort.
-Lenny, la semaine dernière, c'est au visage que tu avais un bleu..
-Ben oui, je suis casse-cou, alors quand je joue, je me cogne souvent… »
Elle l'avait regardé en pinçant les lèvres.
« Et cette bagarre avec Jérôme ? Ça n'était jamais arrivé.?
-Il m'a dit que je suis un bâtard et que personne n'aime les bâtards
-Et, même si c'est un vilain mot, Lenny sais-tu ce qu'est un bâtard ?
-C'est quelqu'un de méchant ?
-Non, c'est un mot d'une autre époque qui n'a plus de sens aujourd'hui, pourquoi ne laisses-tu pas Jérôme dire ses âneries ; si tu venais me les raconter, c'est lui qui serait puni... »
Lenny n'avait pas répondu, il n'aimait pas se battre, mais Jérôme l'avait vraiment blessé, parce qu'il avait raison en disant que personne ne l'aimait.
«Si tu as des problèmes Lenny, viens me parler, il y a toujours des solutions, on n'est pas obligé de souffrir tu sais ? La loi existe pour ça.
-J'ai pas de problème. »
Qu'est-ce qu'elle aurait compris de toute façon ? Thierry aussi, on l'avait aidé. Maintenant, il est en foyer d'accueil, Lenny l'avait croisé. Il lui avait raconté que c'était horrible que les autres étaient mauvais avec lui, et qu'il était malheureux.
Du placard à sa chambre, Lenny marche sur des œufs. Dans son sac de piscine, il fourre le parfum de sa mère et une photo, deux gros pulls, quelques sous-vêtements, les quarante euros qu'il a réussi à soustraire à son père. Il emmène aussi le couteau suisse que le voisin lui a donné, et les coordonnées d'une maison à Grandville.
Il fait aussi vite qu'il peut, sur la pointe des pieds, sans presque respirer. Il redescend l'escalier.
Il a l'impression que le Souffreux va se lever comme un diable et lui tomber dessus. Mais il l'entend qui ronfle. Il se faufile jusque l'entrée, fouille dans les poches de son père et prend son porte-feuilles. Il soulève sa veste de la patère et sort, aussi discret qu'un souffle.
Il sait exactement ce qu'il va faire, il s'est enfui chaque jour dans sa tête depuis que sa mère est morte. Si seulement il pouvait oublier :
Son père hurlait au visage de sa mère, elle reculait, reculait, sans regarder derrière elle. Et le Souffreux, avec un regard de dément, que Lenny avait pu voir de sa chambre… Le Souffreux l'avait poussée, une tape sèche sous la gorge et sa mère était tombée en arrière. En bas de l'escalier son corps faisait un angle bizarre avec le mur. Elle ne bougeait plus. Lenny s'entendait encore crier. La peur lui vrillait toujours le ventre. Son père le regard vide, semblait se demander ce qui venait de se passer et puis il avait regardé Lenny, envisageant peut-être de le tuer aussi. Mais en souriant méchamment il lui avait dit :
« C'est un accident Lenny ! Les flics vont venir, mais tu n'as rien à voir avec ça et tu diras que tu n'as rien vu ! Si tu dis quelque chose contre moi, ça te tombera dessus. Et tu finiras tout seul ! Parce que je t'abandonnerais. »
Lenny avait fermé la porte pour sangloter pendant des heures.
Sa mère n'avait jamais entrepris quoique ce soit pour se protéger de son mari. Le Souffreux n'avait donc pas d’antécédent judiciaire. Et donc, même s'il était évident qu'elle était maltraitée, la gendarmerie avait quand même validé l'accident. Et Lenny n'avait rien dit : La faute à Lenny.
A peine la porte silencieusement fermée, Lenny court et file chez Philippe, le voisin. Pépère l'accueille avec la joie commune aux chiens, et court à ses côtés en aboyant, jusque la porte d'entrée.
Lenny entre sans frapper. Il se jette dans les bras de Philippe qui approchait en claudiquant :
« Hé ben gamin ? Qu'est-ce qui arrive ? C'est l'Souffreux qui t'fais des misères ?
-Il faut que je dise à quelqu'un, il a tué maman, il l'a poussé dans l'escalier.-Philippe passe la main dans les cheveux du gamin, une boule dans la gorge.-
-On va appeler les gendarmes…
-Non, je veux pas aller dans le foyer de Thierry, ils sont fous là dedans. Mais le Souffreux aussi il est fou, ce matin il me cherchait avec son bâton. Je crois qu'il a envie de me tuer moi aussi. »
Philippe est désemparé ; il pensait bien que la mort d'Hélène n'était pas un accident… ».
Il sait que l'autre teigneux frappe le petit, il a déjà failli appeler les services sociaux…
Et il cognait la mère aussi. Mais Philippe, il est comme le gosse « Vieux con de lâche » : le Souffreux lui flanque la frousse.
-Qu'est-ce que je peux alors gamin ?
-Je viens te dire au revoir, je vais aller au seul endroit où c'est encore bien.
-Où qu'ça donc ?
-J'vais pas te le dire parce que je veux pas qu'on me trouve.
-T'y va comment ?
-En train. Et si j'arrive à faire comme je veux, je t'écrirais.»
Le vieux Philippe a une idée du paradis de Lenny. L'année dernière, juste après le décès de sa mère, le Souffreux a confié le gosse à une colonie de vacances. Le petit est allé au bord de la mer. Et là-bas il a rencontré une femme à laquelle il s'est beaucoup attaché :
« Attends, rentre un peu, tu vas prendre un déjeuner, pi j'va te donner un peu à manger pour aujourd'hui. »
Philippe installe Lenny devant quelques tartines et lui prépare quelques provisions, pas trop son sac doit pas être trop lourd. Dans un sac en plastique il met les croquettes du chien et son carnet de santé.
Sans rien dire il prépare la laisse de Pépère et il attend que Lenny ait terminé de manger :
« Tu pars longtemps…
-Oui, j'espère, pour toujours, mais toi tu vas me manquer.
-Tu te rappelles qu'un jour je t'ai dit que je me fais du soucis pour Pépère ?
-Oui, t'as peur que t'es mort et qu'il est tout seul.
-Tu veux pas l'emmener avec toi ?
-Sérieux? Tu veux me donner ton chien ?
-Je t'ai pas beaucoup aidé Lenny, je m'en veux tu sais. Mais au moins, si tu pars avec Pépère, je me dis que tu seras un peu plus en sécurité. Et puis, un gosse avec un chien… Les gens se posent pas de question.
-J'aurais bien aimé que tu sois mon grand-père, j'aurais pu vivre avec toi. Merci, oui j'emmène Pépère j'en prendrais soin, je l'aime tu sais ?
-Oui, j'en suis sûr. Tiens, voilà des sous pour payer le voyage du chien.
-J'ai piqué la carte de mon père ; j'en ai des sous.
-Prends les quand même. Et si tu te sers de la carte bancaire, fais-le tout de suite et prend tout d'un coup, parce que sinon on va te retrouver. Tu sais comme dans les films.
-Oui, je comprends. Je vais faire comme tu dis.
-Dans ton sac j'ai mis les papiers du chien et des croquettes. Tu fais pas de bêtise, hein Lenny ? Pi si tu as des problèmes tu me préviens, il y a mes coordonnées dans les papiers du chien. »
Lenny monte sur la pointe de ses pieds et serre Philippe dans ses bras. Ils attachent le chien.
Philippe n'était pas sûr que Lenny pourrait acheter des billets à la gare, sans être refoulé. Mais la suite ne lui appartient plus.
Acheter un billet n'est qu'une formalité. Lenny est un malin, il a fait un peu de comédie en parlant à un adulte, pour la galerie, et l'employé du guichet. Il a pris trois billets : un adulte, un enfant, un chien. Et avec le porte-feuille de son père, il avait vraiment l'air commandité.
Philippe a raison : Lenny va au bord de la mer.
Et le voyage est sans surprise ; parce que Lenny, qui rêvait de partir, n'a pas fait que rêver. Il a pris toutes sortes de renseignements depuis un an. Et son train est direct.
La suite est plus incertaine. Parce qu'il ne sais pas du tout comment il sera accueilli. Mais Philippe lui a fait un sacré cadeau. Avec le chien, Lenny se sent courageux, il n'est pas seul.
Arrivé en gare de Granville, Lenny reconnaît les lieux avec émotion.
Au mois de juillet, l'année dernière, sa mère venait de mourir, il se sentait effroyablement seul. La colonie avait été comme une bouffée de vie : aucun enfant en ces lieux n'avaient de parents et Lenny, pendant deux mois, avait joué à faire semblant. Il avait totalement rejeté la réalité et vécu ses vacances comme une éternité sans lendemain. Jamais. Plus jamais
Mais tout a une fin.
Une semaine avant leur retour, le père de Lenny avait téléphoné pour lui dire qu'il ne pourrait pas être là le jour dit et que c'est Philippe qui viendrait l'attendre. Lenny avait dû revenir à la réalité. Il était parti de la colo en courant. Il avait couru de toutes ses forces et le plus longtemps possible… pour finir à genoux par terre, sanglotant comme jamais.
Une dame d'un age certain s'était approché de lui et avait engagé la conversation, avec son ton bien à elle :
« C'est pas propre par terre mon garçon ! Allons relève-toi, on pleure aussi facilement assis sur un banc ! »
Elle avait tiré sur son col, jusqu’à ce qu'il se relève et l'avait accompagné au banc. Pendant qu'il reniflait bruyamment
«Tiens, prend ce mouchoir, et sèche tes larmes et dis-moi si on peut faire quelque chose contre ce gros chagrin. »
Pour une obscure raison, Lenny avait ressentit un impérieux besoin de tout raconter à cette dame sévère mais attentive.
«En effet, mon petit, tu as de bonnes raisons d'être triste. Je suis désolée pour ta maman. Ta vie n'est pas facile et même si tu étais grand ... Je ne peux pas m'avancer pour l'avenir parce que malheureusement personne ne peut te garantir que ce n'est qu'un mauvais rêve qui va passer. Je peux te dire que je m'appelle Odile, Odile Parchemin et que tous les jours à cette heure, je suis sur ce banc et je t'attendrais pour papoter un peu.Si tu veux.
-Oui, je veux bien. A demain madame Parchemin. »
Les quelques jours qui restaient à passer en colonie, le rapprochait de son père et du cauchemar de sa vie. Madame Odile Parchemin fit de son mieux pour le rassurer. Et le dernier jour, elle lui donna son téléphone et son adresse :
« Ton père est un mauvais homme, ce sont des choses qui arrivent. N'attend pas qu'il aille trop loin, il n'a aucun droit sur toi : tu es une personne. Si tu décides que ça suffit, je suis là pour toi Lenny. Les adultes ne sont pas tous comme lui. »
A Granville.
Le cœur battant.
Vers madame Parchemin.
Le cœur battant.
Lenny sonne à la porte, les larmes aux yeux.
La vie change brusquement lorsqu'Odile pose son regard sur lui.
Sa main caresse les cheveux d'un petit garçon perdu. Elle lui sourit :
« Entre Lenny, je suis contente que tu sois là.»
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