Petit sortilege sans pretention

Petit sortilege sans pretention

Le bigou 2---------audio------

 

 

Déjà qu'il lâchait pas sa bouteille, le jour là, que le vin, c'était à volonté, il était rond comme une queue de pelle : à seize heures il roupillait sur un banc. Il devait nager en eaux profondes parce que les mômes venaient lui faire toutes sortes de misères et il ne bronchait pas . À tel point que le savant était venu tâter son pouls. Et puis, il avait chassé la volaille et nous avait dit qu'il fallait juste le laisser dormir.

Autour de dix-huit heures, la ripaille commença. C'est là que tu te disais que les montagnes de nourriture que tu trouvais trop hautes, allaient jamais suffire à remplir les panses…


Et puis la nuit tomba doucement, le ton baissa. Les violoneux entamèrent des morceaux doux comme les vents de l'été. Les amoureux se rapprochèrent, les mères faisaient taire les gamins. Les chants montaient des poitrines comme une seule voix et les gagnants des jeux de l'après-midi, habillés de la solennité du moment, allumaient les torches.
Petit à petit, les gens se taisaient et c'est dans ce silence presque surnaturel, pour qu'aucun souffle n'éteignit une flamme, que les gagnants allumaient les plocs et le petit bois au pied de la tour. Lorsqu'enfin la chavande s'enflammait, le village en entier criait de joie, d'une seule voix…

Tu vois la Saint-Jean par chez nous, c'est pas une petite fête de rien du tout !

 

Le feu devint le centre de l'attention jusqu'à ce que la flamme dévore l'ensemble de la tour. Puis les gens s'éloignèrent un peu, parce que bientôt la chavande s'effondrerait. Une brigade de pompier, qui jusque là était restée sobre, surveillait le déroulement des opérations.
Quand la tour s'écroulait, c'était toujours un moment spécial, le bruit des flammes et de la chute du bois, ça n'impressionnait pas que les petits.
Ce soir là, la chavande s'effondra comme elle le devait : vers l'intérieur de son antre. Avec des fourches et des manches de trois mètres on repoussa les morceaux éparpillés le plus près possible du foyer et on dressa autour une ceinture de sécurité… Parce qu'à cette heure, les pompiers aussi voulaient boire leur coup…

C'te Saint-Jean là, quand les barrières furent placée, les marmots partirent à la chasse aux fées et ils courrurent jusqu’à l'épuisement. On en trouvait partout qui dormaient en tas… Et c'est à ce moment que le Bigou s'est levé… Enfin, levé, c'est-à-dire qui s'est mis tout à coup, assis tout droit sur son banc. Hirsute, les yeux hagards -la Mathilde a failli faire une crise cardiaque-, il a braillé : « Dudieu, j'ai envie d'pisser ! »

 

Il était deux heures du matin, le brasier était encore assez intense, la plupart des gens étaient rentrés, restaient les jeunes qui attendaient pour sauter par-dessus les braises. Le Bigou, ni une, ni deux, s'approcha du feu, en crabe, et, sans s'occuper de qui était là ou pas, il ouvrit à son oiseau et arrosa la fournaise…

Tu rigoles ? Tu crois que ça nous a fait rire nous autres ?
Ben ch'te prie de croire que non. Le Michel, qu'était le plus près, a choppé le Bigou par le coude, sans s'intéresser à voir, s'il avait fini ou pas, il l'a retourné, lui a flanqué un coup de pied au cul et lui dit, sans ménagement : « T'es vraiment qu'un bon à rien, rentre chez toi ! Tu veux donc nous coller la poisse imbécile ? »

 

Après ça, c'était plus pareil.
Les gamins n'avaient plus envie de bondir au-dessus de la vidange du Bigou. Ils voulaient pas prendre le risque de se retrouver le cul ou les pieds dedans. Les autres n'étaient pas ravis d'avoir assisté aux frasques du malpropre…
Et enfin, les plus superstitieux, dont je faisais partie, nous inquiétions vraiment de la guigne et de la vengeance des fées …

Bref, la fête était gâchée et tout le monde est rentré.

 

Le lendemain, tout le village était au courant. Et le Bigou s'est pas montré.
Quand je l'ai vu le surlendemain, il avait une drôle de mine. À mon avis, il avait pas encore fini de cuver sa Saint-Jean…
Et ce jour là, le ciel est devenu brutalement lourd, gris-jaune, un ciel d'été prêt à l'orage… Personne ne l'a senti venir et ça s'est mis à courir dans tous les sens parce que les ballots n'étaient pas encore fait, et certains champs était déjà couchés. Le tracteur communautaire avec sa presse à balles était pris d'assaut, ça bataillait ferme, mais c'est le Gougeot qu'il l'a eut…
Enfin, qui l'aurait eu… Parce que tout à coup le ciel s'est ouvert et ce qui est tombé ce jour-là, c'était pas de la pluie, non ! C'était la pisse du Cornu… Elle est tombée en grêle, en ruisseau et pour finir en pluie serrée, continûment, toute la journée...
L'instituteur a dit qu'elle était chargée de soufre, que c'était un épisode de pluie acide, et j'ai bien compris qu'il essayait de nous rassurer, mais l'affaire était faite et un an de travail était gâché….

J'ai cru qu'ils allaient le tuer !

Comme un seul homme, lorsque le village a vu que la pluie ne s'arrêterait pas, et que la grêle avait couché les récoltes, brisé les arbres, détruit tout ce qui promettait de venir en abondance… comme un seul homme, la population a rabattu le Bigou.
Le maire et les gendarmes -deux plantons de chez nous- ont bien tenté de s'interposer mais ils n'ont fait peur à personne et ils ont été fermement écartés. Le Bigou s'est retrouvé au milieu d'un cercle clôt, d'hommes et femmes furibonds…
Ouais !J'ai bien crû qu'ils allaient le tuer !

 

Le Gougeot, furieux de ne pas avoir pu sauver sa récolte, portait l'assaut :

«Ha, t'aime la montrer ? Fous-toi à poil ! »

 

À coup de claques, de coups de pied où je pense, et sans tendresse, je te prie de le croire, des hommes ont forcé le Bigou à se foutre à poil 
Sans se concerter, comme mu par un seul esprit, le cercle s'est déplacé. D'un pas à l'autre jusqu'à la bouge à cochon du Bigou…
Ils l'ont roulé dans la merde. Et la pluie continuait de dégringoler. Les nuages tonnaient et sonnaient comme un gros rire.
Il était pathétique, couvert de déjections, claquant des dents sous ce ciel d'orage, le Bigou n'en menait pas large…

Ils l'ont conduit à la sortie du village et ils l'ont planté comme un épouvantail au milieu de son champs, attachés à un pieux…
Je me sentais mal à regarder ce bonhomme traqué, les yeux révulsés de peur et qu'on attachait comme un animal. J'ai beau être superstitieux et craindre le Cornu et ses Fées, je savais que le Bigou avait agi par négligence et pas pour nuire… Mais j'ai rien dit : le Gougeot c'est un mauvais…

Ils sont restés là à lui cracher dessus, pendant un moment….
J'avais toujours peur qu'ils le tuent, alors j'ai décidé de rester, pour empêcher un malheur si je pouvais. Y'avait pas que moi qui était mal à l'aise, alors j'ai dit à mon voisin :
« Ça vaut pas la peine de choper la mort pour ce corbeau là ! On n'a qu'à le laisser tremper, on viendra voir plus tard, s'il est toujours vivant... »

 

J'avais lancé une perche de la taille d'une poutre et tous les bourrus ont sauté dessus. Ils n'avaient qu'une envie, rentrer chez eux et oublier l'affaire. Ils ont réussi à entraîner le Gougeot : le Bigou était sauvé.

J'habite à l'entrée du village, j'étais le premier à me trouver chez moi. J'ai guetté le troupeau furieux et dès qu'il s'est trouvé caché, au détour de la grosse ferme, je suis ressorti en vitesse pour tirer le Bigou de son malheur…

Il était plus là…
Le piquet était en place, les cordes défaites, mais lui, il n'était plus là…
Et je voyais bien sur la terre tassée, la marque de nos pieds furieux, et je voyais bien par-dessus, d'énormes empreintes de sabots groupée par deux…
Pas les empreintes d'un quadrupèdes, ça c'est sûr…
J'ai pas besoin de vous faire un dessin, c'était le Cornu qu'avait volé le Bigou !

 

Y'a eu une enquête. Les gendarmes ont soupçonné le Gougeot, mais tout le monde l'avait vu repartir. J'ai été soupçonné aussi, mais j'ai pas de terres et je suis pas un bileux… Le Bigou m'avait pas causé de tort.

L'affaire en est restée là.

 

Voilà, c'est là que je voulais en venir de cette histoire.
Gérard, au moment où je lui dis que j'ai peur que ça recommence, il a tout ça dans sa tête.

« Et c'est quoi que t'a peur qui recommence ?

-La pisse du Cornu…
-Pourquoi donc ?
-T'sais, hier, t'es rentré, il était quoi ? quatre, cinq heures ?

-Vouaye, par là…
-Dans l'ombre du bûcher, les jeunes avaient fini de sauter, il restait plus qu'un ou deux poivrots prés de feu. Et là, j'ai vu un vieux tout nu s'approcher. Ch'te jure que c'était le Bigou…

-Boh, t'as crû que c'était lui, mais t'étais fatigué, t'avais picolé… Depuis quinze ans, il était où le Bigou ? Elle tient pas debout ton histoire !

-C'est parce que tu crois pas au Cornu…
-Ha ben ça, c'est sûr ! Tout l'monde sait que t'es un peu fou dans ta tête, toi! »

 

Je suis parti, j'ai laissé le Gérard en plan et j'y ai pas dit que je me suis approché, mais je peux te le dire, à toi que j'ai parlé au Bigou…

 

Il semblait un peu benêt et perdu, tout nu, rond et propre comme un gamin à son baptême. J'y ai dit :

«Mon Dieu ! Bigou ! C'est toi ? T'étais où ? Et qu'est-ce que tu fais, tout nu comme ça, ?

-J'ai payé ma dette au Cornu et j'ai payé cher, toutes ces années à veiller sur ses donzelles. C'était pas trop désagréable comme boulot, elles sont gentilles et belles, farceuses aussi… Et le Cornu, je le voyais pas beaucoup, du reste, c'est juste comme un homme, avec la figure d'une bête, l'est pas plus méchant que mes cochons… Ils sont devenus quoi mes cochons ?

-T'as disparu depuis quinze ans…

-Quinze ans ? Ça m'a pas paru si long…

-Alors ta Gisèle est revenue jouer la veuve, elle a récupéré ton bien…

-Tant mieux ç'aurait été dommage que ça s'perde… Pis la Gisèle je l'aimais bien…

-Pourquoi t'es là à c't'heure ? »

 

Le visage du Bigou s'est décomposé, et il m'a dit en pleurant :

«Les Fées sont venues tourner autour du feu cette nuit, comme d'habitude. .Le Cornu m'a posé devant mon champs. Il m'a dit que ma dette était payée, que l'outrage était lavé et que j'étais libre de rentrer...

-Et tu veux plus rentrer ?

-Pourquoi faire, personne m'attend, je suis plus chez moi ici, et j'aime mieux vivre avec les fées… Et là, tu vois, je sais qu'elles sont là, mais je les vois plus… »

 

Si t'avais vu le pauvre vieux comme il était tout plissé de chagrin…
Là dessus, le Bigou a choppé son outil et j'ai su qu'il allait pisser sur le feu…

 

Mais je me suis retourné, parce que derrière moi, la végétation a fait du bruit, un bruit de feuillages et de bois qui grince, et là, je te jure que j'ai vu le Cornu !
Il avait les mains sur ses hanches poilues et il a regardé le Bigou. Mais je sais pas lire les expressions d'un cerf alors je sais pas ce qu'il pensait… Je sais même pas, si pour finir, le Bigou a pissé dans le feu. Ce que je sais, en revanche, c'est que tout à coup, le Bigou avait disparu d'à côté de moi.
L'air a bougé, le Cornu a tourné les talons et j'ai entendu rire un homme, je sais que c'était le Bigou.

 

Le soleil s'est levé, le ciel était clair sans nuage à l'horizon.

Je ne me suis pas couché. Mais je suis retourné au village et j'ai vu le Gérard qui pointait son nez pour chercher du pain. Je voulais son avis, j'avais l'impression d'avoir rêvé, tu sais ?
Mais y'en a plus guère qui croit vraiment au Cornu.
En quinze ans, les choses ont tellement changé…

Je suis content pour le Bigou, et finalement, s'il a pissé dans le feu, je m'en fous. Mais le ciel, à cette heure est toujours aussi clair...

 

 

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Bigou 1

 

Chavande de la Saint-Jean



08/02/2016
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