Petit sortilege sans pretention

Petit sortilege sans pretention

Pioupiou 3/5

 

Quand le Seigneur des lieux passe la porte, il grimace de mécontentement en voyant l'institutrice de son fils installée à la table en bois usée de la cuisine. Sa femme se lève prestement et s'agite avec une anxiété normale qu'il apprécie et trouve nécessaire. Peu amène Marcel demande :
« C'est quoi qu'vous faites là ?
— Bonsoir aussi à vous, monsieur Fourneau. Je viens vous informer d'un grave écart de conduite de votre fils et vous annoncer qu'il n'est plus admis à l'école jusqu'à la prochaine rentrée. »

 

Monsieur Fourneau pose lourdement sa cantine, sa femme se tasse, madame Évraud redresse héroïquement le buste. Marcel répond hargneusement :
« Ben ça, ça m'f'rait mal ! J'peux l'corriger s'il mérite ; mais y va aller à l'école !
— Je suis la seule à en décider, monsieur Fourneau, qui plus est, et quelque soit votre opinion à cet égard, la violence est interdite dans mon école !
— La violence ? C'est quoi qu'vous appelez la "violence", chez moi c'est mes règles, mon fils c'est mes règles. C'est bien mou dans c'village, les mioches sont mal élevés ! La "violence" ça s'rait la solution me semble !
— En parlant de pédagogie, c'est votre fils qui est en cause ! Il a frappé une petite fille, il a maltraité un animal qu'il a failli tuer. Sûr que votre éducation, elle est pas trop douce, mais c'est moins sûr que ça donne de bons résultats !
— Ben le Jeannot y respecte pas vos règles mais les miennes oui ! Sûrement qu'la gamine l'a contrarié et vous la défendez pass'que c'est une fille ! Et pis les animaux z'ont rien à faire dans une école !
— Pour l'oiseau tout le monde a été prévenu à la rentrée et encore une fois c'est moi qui décide !
— L'oiseau ! Ben alors on parle de cette mioche qui siffle et qui se promène partout avec son Piaf ! Celle-là c'est pas une fille, c'est un démon !
— Quoiqu'il en soit monsieur Fourneau, je vous recommande un peu d'indulgence pour votre fils puisqu'en plus il semble que, pour vous, la faute ne soit pas si grave ! Je repasserai le voir régulièrement jusqu'aux vacances pour le guider dans son étude et il devra être en mesure de travailler ! L'instruction est obligatoire et, pour le coup, ceci tombe sous le coup de la loi… À bon entendeur ! »

 

Sans vouloir de réponse, madame Evraud se lève et fait un geste de salut à madame Fourneau. Puis elle tourne les talons sans attendre qu'on la raccompagne, soulagée que soit terminé ce détestable entretien.
Elle n'a pas fait dix pas sur le chemin de terre battue, qu'elle entend la voix tonitruante de l'homme indigne et les cris de sa pauvre femme. L'enseignante hésite un instant mais renonce à intervenir. Ça ne servirait à rien.
Germaine a beau être énervante à bien des égards, elle a bien fait de garder Sophie.

 

*

Pendant l'effervescence qui agite une partie du village, en cette fin de journée, Félix traîne encore dans le bois. Il vient de repérer une belle grume sur un tas du père Souvain.
Le père Souvain est bûcheron la moitié de l'année.
Il approvisionne à peu près tout le village, la maison commune, l'école et le curé. La plupart du temps la mairie n'a pas besoin de lui donner d'instruction. Le père Souvain connaît son affaire et sait en tirer ce profit qui embellit un peu sa condition.

C'est lui que cherche Félix : « Il ne doit pas être loin ». Les grumes sont sur le chemin du village et Souvain n'est pas loin de rentrer. Félix s'assoit sur l'empilement. Il n'attend pas longtemps : le bûcheron le rejoint avec une charrette à bois et le salue :
« Et ben mon gars, c'est-t-y que tu voudrais qué'que chose.
Félix a saisi un des bras de la charrette,
— Oui mon Souvain, j'a vu une belle grume de frêne. Je l'ai marquée au charbon. Tu pourrais me l'écorcer et la débiter en deux mètres cinquante ?
— Tu peux payer vite ? C'est que j'manque !
— Tu sais, chaque fois que je rentre des pièces, j'en mets un peu de côté en pensant à ton bois, alors oui j'ai ce qu'il faut… »

 

Les deux hommes progressent sur le large sentier. Soudain des oiseaux jusque-là invisibles sortent des arbres et volent ensemble sans distinction d'espèces vers le village. Félix sourit :
« Ha ! V'là l'Pioupiou !
— J'me d'mande comment elle réussit à faire ça !
— C'est ça qu'est magique, elle fait rien ! Au village, les piafs sont plus discrets. Mais quand elle vient dans le bois, c'est fou : c'est comme s'il elle était le miel des oiseaux ! »

 

La silhouette de Morgane se dessine sur le chemin. Elle court. Les oiseaux font autour d'elle un vol de reconnaissance en chantant mais elle ne s'arrête pas pour leur « parler ».
Félix ressent la tension de Morgane et lâche la charrette pour l'accueillir.

« FÉLIX ! FÉLIX ! FÉLIX !
— Qu'est-ce qui y'a Pioupiou ? qu'est-ce qui y'a ? La fillette retient ses pleurs,
— C'est Siffle, y'a Jeannot qui l'a battu son aile marche plus… Regarde…

Pourquoi qu'Jeannot l'a frappé ? L'homme examine l'oiseau. Oui, son aile est cassée. Je sais comment faire, j'va le réparer ton copain…Pourquoi qu'Jeannot l'a…
— Pass'qu'il est bête, méchant et qui m'aime pas ni sa sœur, ni personne ! Charlie va lui casser la figure, j'va lui dire !
— Oui, Pioupiou, tu es très fâchée, moi aussi je suis fâchée. Mais ch'crois bien que l'Jeannot il en prend assez des raclées. Et pis Charlie y s'rait grondé, faut jamais lever la main sans réfléchir.
— Y voulait écraser Siffle avec son pied ! Je l'aime pas Jeannot ! Il est méchantméchantméchant ! C'est pour ça qu'son père le tape ! Hé pis regarde… t'as vu j'ai un gros bleu !
— Allez viens, on va soigner Siffle, j'va t'montrer. »

 

*

 

Juin se perd dans le passé, juillet pointe le bout de son nez.
Les vacances entraînent les enfants dans les champs, les rivières et les bois, pour des aventures aux éclats qui dureront une vie entière.

Il y a pourtant un enfant qu'on ne voit pas sous le soleil, sauf le dimanche quel que fois.
Depuis son exclusion par madame Évraud, Jeannot travaille avec son père à la ville, au-delà de Chantaron. Tous les matins il monte dans la chariote, tirée par le vélo de Marcel Fourneau. Il leur faut presque une heure pour arriver à Saint Jeuney.

 

Le jour ou l'institutrice a reconduit Jeannot chez lui, le garçon s'attendait à recevoir la raclée de sa vie, mais il ne lui fut assené qu'une claque sonnant comme un rappel à l'ordre.
En vérité, Marcel jubilait que son fils s'en soit pris à la sorcière. Elle est sa mère, cette fille de rien, se laissent vivre. Pire, alors que l'orpheline a mis une diablesse au monde, une illégitime, personne n'y trouve plus rien à redire et elle est respectée.
Monsieur Fourneau trouve la chose indécente, obscène.


Et encore, si la margoton et sa fille se tenaient à l'écart, à leur place comme il se doit, mais l'une comme l'autre paradent : elles n'ont honte de rien.

Cette affreuse enfant qui siffle comme un démon méritait bien les coup de Jeannot et bien plus, sans doute. Pourtant tout le village l'a défendue et ce contrate ! Les Fourneau sont méprisés...
Cette inversion des valeurs est le signe évident des manipulation sataniques et perverse de cette femme et de sa fille.

 

Mais dans cette volée de coups, portés pas son fils à la démone, se cache un indice de colère, de défi qui lui est adressé.
Les garçons un jour ou l'autre s'oppose à leur père ; Marcel ne le permettra jamais lui-même est resté obéissant. C'est ainsi que les choses doivent être.
En emmenant Jeannot travailler avec lui, Monsieur Fourneau veut garder son fils soudé à son ombre pour l'inonder de sa volonté.

 

Il travaille pour un bourrelier depuis cinq ans. Il a acquis quelques libertés, le travail n'est pas aussi pénible qu'une activité d'ouvrier ou de manœuvre. Le patron de la sellerie l'a autorisé à s'accompagner de son fils. Le garçon qui n'a que dix ans aide l'apprenti à poisser le chanvre. Il en gâche un peu mais finit par se débrouiller assez bien. Il reçoit la pièce que son père récupère : « On doit économiser pour la famille. C'est ça le travail d'un homme. ». Jeannot empoche une petite part de ce salaire tous les dimanches, c'est la seule consolation qu'il a et dont il peut se vanter auprès des autres enfants.

 

Le garçon travaille le matin. L'après-midi, il doit copier une partie du livre de moral sur des cahiers que la maîtresse a donné. Il le fait sans état d'âme, résigné ; il vit sous le joug absolu de son père, c'est mieux comme ça, les frottées les plus brutales deviennent plus rares.


Chaque jour, une heure avant de rentrer, Jeannot suit son père à l'auberge. C'est là que monsieur Fourneau consomme du vin, c'est là qu'il chausse sa hargne. Mais en associant son fils à son environnement de plaisir, il s'attire quelques sympathies parce que le gosse fait parler et qu'on lui trouve des qualités. Cette considération soudaine éveille une fierté que cet homme si dur n'a jamais ressentie.

*

Avec le savoir-faire de Félix et les soins attentifs de Morgane, le rouge-gorge, vole à nouveau, mais il n'est plus tout à fait ce volatile insouciant qui ne craignait personne.


Féfé et Pioupiou passent du temps dans le grand bois derrière le village. Elle apprend le langage silencieux des traces laissées par les animaux. Ici une soue, là des crottes de chevreuil, un terrier de lapin, des grenouilles, des insectes et les oiseaux.
Eux ne se cachent pas quand la petite fille les appelle ; si ça ne les éloigne pas trop d'une nichée ou d'un territoire. Ils vont la voir sans crainte. Même les oiseaux prédateurs se mêlent aux passereaux. Elle est leur trêve de l'eau. Chacun vient boire ce « beau comme un jour d'été » et la paix qu'elle leur offre.

 

Quand elle n'est pas avec Félix, maintenant qu'elle est plus grande, Morgane quitte le giron maternelle et retrouve Sophie, malgré ses a priori et les événements de juin, Francine a cessé de lutter, mais elle insiste pour que Morgane ne joue pas chez les Fourneau :
« Ni dans leur jardin, ni dans leur maison, tu m'entends ma fille ?! »

 

Parfois Charlie les rejoint, il a douze ans et normalement les grands ne condescendent que rarement à jouer avec les petits. Mais ce lien spécial, presque de frère et sœur avec Morgane l'affranchit de ces considérations. Et puis Morgane n'est pas le genre de fillette à jouer à la dînette, il y a toujours une magie de plumes et de chants dans l'air avec elle.


Les deux amies sont heureuses lorsque Charlie passe du temps près d'elles. Il est amusant, protecteur, il invente des aventures. Et souvent les oiseaux participent à leurs jeux entre deux nichées.
Jouer, pour un oiseau, ça signifie simuler une poursuite ou revendiquer un territoire.
Ils se posent sur les arbres, s'installent ainsi plus haut que Charlie alors, ils sont maîtres des lieux. De cette façon, ils défient le prétendant au titre, attendant que le garçon grimpe plus haut.
Ils alternent les manches de la bataille d'une branche à l'autre.
Ce sont toujours les oiseaux qui gagnent, le garçon est un peu trop lourd pour les brindilles. Les conquérants triomphent sans modestie en lançant le chant du vainqueur et quand Morgane cesse de rire, elle trille avec eux.
Sophie se réchauffe et s'illumine dans l'amitié de ses acolytes, mais elle prend bien garde de s'éteindre avant que Marcel et Jeannot ne rentrent.


Le jardin, dans la maison de Francine, est envahi de maisonnettes pour les oiseaux, c'est souvent Félix ou Charlie qui les fabriquent. La mère de la charmeuse a renoncé aux fruitiers et aux buissons de baies. Elle cultive des racines et fait des échanges avec les villageois.
Eux s'accommodent comme ils peuvent de la situation. La croyance en Dieu est forte ici, on se garde bien de critiquer ses choix, même si ça ronchonne dans les chaumières.


Le chiffonnier, qui passe au village de temps en temps, ne lésine pas sur une cargaison de filets ; ça le fait rire, il dit que, dans ce bourg, on croit que les poissons volent, alors on « nasse » les arbres.

 

Il y a des avantages à la présence de tous ce peuple d'oiseaux : point trop de limaces ou d'escargots et une terre bien riche sans oublier que, pour des chasseurs, ça se mange ces bêtes-là.
A ce sujet, Morgane s'est fait une raison. De toute façon, ses copains sont assez malins et ce ne sont pas  les maisons qui logent des locataires volants qui les croquent.
L'un dans l'autre, à Massoy, les choses vont plutôt bien.

 

*

 

À la fin d'un jour au mois d'août, les Fourneau père et fils s'en vont à la taverne.
Ces deux mois de travail les ont rapprochés. Jeannot sait désormais comment plaire à son maître. Qu'importe le bien ou le mal, le garçon suit le chemin qu'on trace pour lui et il profite enfin d'une sorte de bienveillance, d'une nuance d'affection qu'on lui refusait jusque-là. Sa colère se déplace vers tout ce qui irrite son père, une colère sincère, une colère d'amour.

 

Dans les rues principales pavées, les pas se font moins pressés, une certaine satisfaction imprègne l'air, la journée de travail s'achève.


À cent pas de la buvette, un pauvre erre recroquevillé sur le sol, peut-être abruti d'alcool, attire l'attention de monsieur Fourneau. Il grogne à son fils tout le mépris que lui inspire cet être faible qui ne sert à rien ni à personne. En passant près de lui, il lui assène un coup de pied sans méchanceté, juste pour voir s'il bouge encore. Le tas de chiffon près du mur lève son visage. Surpris, Marcel reconnaît Hervé Bossano.
« Quéqu'tu fais-là ?

— …
— T'es bien Hervé Bossano ? Ben mon salaud t'es tombé bien bas ! C'est quoi qui t'arrive et qu'est-ce qu'tu fais à Saint -Jeuney ? Hervé bafouille,
— Ch'te connais ? Hein ?
— Ben oui qu'tu me connais, on a passé not' temps à nous foutre sur la gueule, ch'u Marcel. »

 

Hervé se fend d'un sourire triste et sa tête se pose sur sa poitrine. Marcel le ramasse, en le traitant de bon à rien. Mais dans son esprit un dessein s'ébauche qui demande un peu de temps et d'investissement.
Avec Jeannot sur les talons, Fourneau traîne son ancien camarade de rixes à l'auberge. Il le conduit sur un lit dans une chambre pour laquelle il verse six francs. Il dit à l'aubergiste de l'enfermer à clef après lui avoir laissé de quoi manger et boire -mais que de l'eau- et de lui signifier que monsieur Marcel Fourneau reviendra lui parler à la fin de la journée.

 

Sans s'attarder davantage, le père et le fils retrouve vélo et carriole à la sellerie et rentrent au village à Massoy.

« Demain gamin, c'est dimanche pour toi, tu restes à la maison. »

Jeannot ne bronche pas mais se réjouit de pouvoir se reposer. Il ne s'intéresse aucunement aux affaires de son père.

Le lendemain, monsieur Fourneau quitte son domicile plus tôt que d'habitude et rejoint l'auberge. L'hôtelier est déjà en cuisine, Marcel l'y retrouve :

« Alors, c'est réveillé not' clochard ?

Ch'te savais pas saint Samaritain. Qu'é qu'tu vas faire de ce zig-là.
— Rent' ta langue, ça t'regarde pas. Donne-moi la clef, j'm'en va le voir. »

 

Dans la chambre sans fioritures, mais propre, Hervé Bossano est vautré sur la literie en vrac. Marcel le pousse du pied :

« Lève-toi ! » Hervé ouvre un œil, il n'est pas très vigoureux. « Lève-toi ch'te dis, faut qu'on cause !

Pourquoi tu m'as fait enfermé, qu'est-ce tu fous-là ?
— T'as laissé un beau merdier à Massoy… Tu t'es carapaté quand t'a su que ta cocotte avait un Jésus dans l'tiroir….

Si t'es v'nu me faire la morale, tu peux r'partir…
— Faudrait que tu t'rachètes mon vieux ! T'as l'air mal en point, un buveur, mendiant, sans l'sous, sans lend'main, c'est ça qu'tu veux ? Créver dans la rue comme un chien ?
Hervé devient rouge de colère, il frapperait bien le Marcel, comme avant…
— Ta souris, elle a eu une fille…
— J'le sais…
— Et tu sais que celle-là, elle a des talents pas catholiques ?
— Tu veux dire quoi là ?
— Que t'as tenté le Diable et qu'il a laissé sa marque : ta fille, è' cause aux oiseaux !

Pfff ! T'es sûr que c'est pas toi le poivrot ?
— Ben non mon vieux ! c'est comme ch'te l'dis ! T'as qu'à poser des question à Charanton. Mais pour la suite, faudrait pas qu'on t'trouve curieux et faudrait qu'personne te r'connaisse. Tu sais, j'aime pas qu'elle soit à Massoy ton engeance et ça fait du tort à la Francine, personne lui cause et personne voudra d'elle, tu pourrais faire quelque chose !
— Et quoi donc ! J'ai assez d'emmerdements comme ça, j'm'en fous d'la gamine ou d'sa mère. C'est l'passé…

Si t'm'en crois, tu pourrais tirer de l'argent de tout ça ! »

 

À présent, Hervé écoute Marcel avec attention.

 

 

 

 

 

 

 

 

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12/07/2018
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