Pioupiou 5/5
*
Fourneau pédale comme un forcené. L'angoisse qui lui a attrapé le coeur la veille, l'écrase sans lui accorder de répit.
Il arrive à Saint Jeuney bien plus vite que d'habitude. Il ne laisse pas son vélo à la sellerie, il se rend directement à la cache de Bossano.
*
Félix a déniché une auberge dans laquelle Souvain et lui avaient convenu de se retrouver au matin. Le menuisier a mal et peu dormi. Il a hâte de reprendre ses recherches.
La veille, il n'a pas su retrouver la trace des oiseaux , mais si Morgane n'est plus ici, il est possible qu'il découvre une piste à l'une ou l'autre sortie de la ville.
Il faut donc qu'il en suive tous le contour.
Alors il se prépare rapidement, laisse son obole à l'aubergiste et un message pour Pierre : « Je vais faire le tour de la ville, rendez-vous ici à midi. Interroge les gens, on ne sait jamais ». Puis il se met en chemin…
À la première bifurcation, Félix hésite un instant. Prolongeant, dans son esprit, la ligne imaginaire qui part de Massoy pour arrriver ici, il décide de suivre la même direction..
À cette heure dans la rue se trouve peu de monde. D'une allure vive, il suit la voie pavée, s'arrête un instant pour acheter un bout de pain noir et poursuit son chemin.
*
Marcel tourne avec son vélo au dernier carrefour juste avant l'institut pour aveugles. Il pose son biclou sans précaution et entre dans la petite maison tassée sur son âge, là où se cache Bossano.
Il monte les marches à toute volée et s'apprête à entrer sans frapper. À la dernière seconde, il réalise que si Morgane le voit, il est foutu et même si Hervé l'emmenait au loin, elle pèserait pour toujours comme une menace sur sa vie.
Alors il frappe quelques coups légers à la porte et quand son complice répond, il dit en changeant sa voix : « Sors ! »
Lui-même s'empresse de retourner dans la rue.
Morgane est abattue et ne cesse de se demander comment elle pourrait s'enfuir.
L'homme qui l'a enlevée ne l'a guère quittée des yeux. Il lui a parlé pour lui raconter sa vie, comment il a rencontré sa mère. Il lui a affirmé qu'il voulait la voir mais que la Francine l'a défendu et que c'est pour ça qu'il l'a enlevée.
Puis il est retourné à son amertume et s'est plaint de tout : il ne parle qu'à lui-même.
La petite fille ne l'écoutait plus. Sa peur émoussée au fil des heures, par une certaine routine, ne l'empêche plus de penser. Elle n'a pas bougé de son lit, sauf pour des besoins naturels qu'heureusement elle peut soulager derrière un paravent. Il lui a donné à manger et du vin coupé avec de l'eau pour qu'elle se tienne tranquille. Ça l'a rendue malade, elle refuse de boire depuis la veille.
Quand des coups sont frappés à la porte, la fillette ouvre la bouche pour crier au secours, mais la réaction de son geôlier l'en dissuade. Elle comprend qu'elle ne peut rien attendre du visiteur.
Le gardien se tourne vers elle :
« Ch' sors, j'en ai pas pour longtemps et ch'rai pas loin, t'as intérêt à te tenir tranquille ! »
Il passe la porte, Morgane entend la clef tourner dans la serrure.
Elle se précipite vers une chaise qu'elle pousse en dessous de la fenêtre. Elle se hisse sur l'assise et ouvre les battants. Un coup d’œil au pied de la maison, lui apprend qu'elle ne pourra pas s'échapper par là…
Elle sent des larmes lui monter aux yeux, la panique la gagne.
Mais soudain le chant d'une mésange résonne à ses oreilles, elle répond fébrilement. Elle écoute un instant les nombreuses voix qu'elle seule peut comprendre et puis, donnant libre cours à toute la puissance de son don, elle flûte, siffle, babille, gazouille, réclame, huit.
Elle zinzinule et cageole, cajacte et fringote. Elle piaille, corbine, criaille et croule, coucoule, turlutte, tire-lire, grisolle.
Alors de tous les angles et encoignures du quartier proche, mais bientôt répondant à leurs paires, de tous les coins de la ville, s'envolent vers Morgane les mésanges, les moineaux, les corneilles, les pies, les pigeons, les merles, les rouge-queues, les tourterelles….
Un nuage de plumes se ramasse et se condense, poussé par un élan irrésistible ; il se meut comme un corps unique. Des milliers d'oiseaux répondent à l'appel d'urgence et d'amour qu'une petite fille fait vibrer.
Ils volent comme si leur vie en dépendait.
Ils volent et masquent le soleil…
Ils volent et tout le monde les voient.
L'impressionnante multitude se dirige vers le quartier des aveugles.
Et Félix la suit.
Marcel Fourneau et Hervé Bossano discutent vivement :
« Fous le camp ! Maintenant ! Le Félix cherche la gosse, si vous vous croisez, je donne pas cher de ta peau !
— Ma peau mon vieux, c'est la tienne. Il vaudrait mieux pour toi que ch'sois pas inquiété, je payerai pas tout seul !
— Qui parle de payer ? Fous l'camp, c'est tout !
— Il faudra bien que ç... »
Bossano s'interrompt en pleine phrase, ses yeux s'arrondissent, ses bras tombent le long de son corps. Marcel n'ose pas se retourner. Une ombre passe au-dessus d'eux. Les deux hommes lèvent les yeux et contemplent bouche-bée, la horde bigarrée d'oiseaux de toutes sortes.
Fourneau comprend tout de suite :
« Merde, elle les a appelés ! On se barre, je te connais pas tu me connais pas, si on nous chope c'est la taule, tu comprends ?
— J'vais la chercher !
— MAIS T'ES CON OU QUOI ? ON Y VA ! LAISSE-LA !
— C'est ma fille, MA fille on peut pas m'accuser d'enlèv'ment ! »
Fourneau en a assez entendu, il tourne les talons, s'élance pour s'enfuir et tombe nez à nez avec Félix :
« Qu'est-ce tu fais là Fourneau ?
— 'Ça peut'faire ?
— Où qu'elle est ?
— Qui donc ?
— TE FOUS PAS DE MA GUEULE ! SES OISEAUX SONT LÀ ! ALORS ELLE Y EST AUSSI ! OU QU'ELLE EST ? »
Fourneau lance son poing en avant et cueille la pointe du menton de Félix. Le menuisier encaisse le coup et bouge à peine. Il riposte d'un coup de coude au visage du belliqueux. Marcel recule, perd l'équilibre et s'étale. Félix fou furieux, prend de l'élan pour lui briser les côtes d'un violent coup de pied, mais réussit à arrêter son geste : « Faut jamais lever la main sans réfléchir », il s'entend encore le dire à Pioupiou.
Alors il se baisse et attrape férocement Fourneau au col :
« Tu me dis où qu'elle est ou je jure que je te pète les dents ! »
Mais Fourneau n'a pas besoin de répondre.
Félix réalise que les oiseaux couvrent entièrement le toit d'une maison et que ceux qui n'ont pas pu s'y poser tournent autour. Ils produisent une cacophonie assourdissante.
Le menuisier se dirige vers le bâtiment. Soudain, la porte pivote et Félix voit un homme traîner Morgane derrière lui. Elle se débat et croasse bruyamment, une dizaine de corneilles chargent l'homme qui la retient, il agite les bras pour se défendre et lâche la fillette.
Félix appelle l'enfant, il crie pour couvrir le tapage. Morgane tourne la tête vers lui et le reconnaît, elle court se réfugier dans ses bras.
Hervé est attaqué de toute part. Il se saigne et se roule en boule.
La fillette tourne ses yeux vers lui et le coin de sa lèvre se relève en un rictus de haine pure. Sa voix grince :
« Il a tué Siffle ! Félix murmure à son oreille,
— Et si tes oiseaux tuent çui-là, y va r'venir Siffle ? »
Morgane retrouve brusquement son visage d'enfant et laisse rouler ces larmes qu'elle retient si fort depuis la mort de son ami. Félix lui dit doucement :
« Je suis là maintenant, tu peux leur dire de partir. Je suis là et ce sale type doit rester vivant pour aller en prison. »
Morgane obéit sans discuter.
Elle siffle quelques minutes, interpellant chacune des espèces.
Les oiseaux quittent les lieux petit à petit…
Un centaine demeure là plus longtemps que les autres, moins pressés peut-être ou plus concernés.
Ils observent l'homme qui s'approche de celui qui est à terre. Ils le voient entrer dans la maison, l'enfant sur les talons. Ils le regardent retourner à l'homme sur le sol pour l'attacher. La porteuse d'amour l'a laissé faire. Comme il a terminé, elle tend ses bras vers lui. L'homme la soulève de terre et la serre contre lui. Ils s'éloignent tous les deux.
Les derniers volatiles s'en vont rassurés.
Félix retourne à l'auberge. Il voudrait confier Morgane à l'hôtelier le temps de faire intervenir la maréchaussée, mais la fillette s'accroche à son cou et refuse de le lâcher. L'aubergiste envoie un marmiton faire la course.
Les gendarmes ne tardent pas.
Ils récupèrent Bossano assez gravement blessé dans la rue. Ils demandent comment il a eu cette figure-là. Félix raconte qu'il a été attaqué par des corneilles mais prétend ignorer pourquoi.
Un gendarme c'est curieux, plus encore s'ils sont deux :
« Et comment qu'c'est-y qu'vous l'avez r'trouvée celle-ci ?
— Je l'ai pas retrouvée, je la cherche depuis trois jours. À Massoy, pi à Charanton. J'ai continué jusque Saint Jeuney ; ch'rai allé jusqu'à Tata-ouin si fallait. Et ch'u tombé sur le Fourneau, le complice du Bossano que vous avez ramassé. Ils étaient d'accord pour enlever Morgane… Francine sa mère attend des nouvelles, elle est morte d'inquiétude et la petite est épuisée. Vous voulez bien qu'on s'en r'tourne au village ? »
Les gendarmes ne sont pas sûrs que tout a été dit. Mais la gosse semble être attachée au rapporteur et les antennes de la maréchaussée ne vibrent pas plus fort que ça. Alors ils laissent les ombres dans les zones qui conviennent et sont assez urbains pour reconduire Félix et la petite à Massoy.
En chemin, il embarque Pierre Soudain qui approchait de Saint Jeunet.
*
Les gendarmes constatent que Francine n'est pas chez elle. Sur les indications du menuisier, ils se rendent chez les grands-mères.
Elles sont assises sur le banc, avec la mère de Morgane.
Lorsque la Willis s'arrête devant la maison, Francine aperçoit son trésor dans les bras de Félix. Elle se lève brusquement. Féfé sort rapidement du véhicule et vient à sa rencontre. Morgane coule des bras de l'homme, dans ceux de sa maman.
À peine consciente d'être rentrée, la fillette marmonne :
« Il a tué Siffle… Il a dit qu'il est mon père. »
Francine fond en larmes.
Titou et Gégène libérées de leurs angoisses, mitraille de questions Félix et la maréchaussée. On a peine à distinguer qui demande quoi :
« Alors c'était ce salopiaud de Bossano qu'a fait ça ? Comment ça, pas tout seul ? LE FOURNEAU ? Qu'est-ce qu'ils y ont fait à la p'iote ? Qu'est-ce qui lui voulaient ? Comment qu't'les a trouvés? Où c'est-y qui sont ? »
Au début, Félix tente de répondre, mais finalement, il lève les deux mains en signe de reddition et leur montre l'enfant dans les bras de sa mère.
« Ça attendra. J'vous racont'rai, mais il faut vraiment que Morgane se repose. ».
À peine Francine, sa fille et leur sauveur montés dans la jeep des gendarmes, les commères insatiables rabattent leurs questions sur Souvain qui répond en souriant.
Morgane couche sa fille, l'embrasse et la câline un moment.
Elle ne fermera plus jamais la porte de sa chambre.
Les gendarmes assis dans la cuisine écoutent les explications de Félix. Il a décidé de raconter tout ce qu'il sait, y compris les bizarreries.
Les officiers le croient sans difficultés, d'une part parce qu'ils ont l'habitude des menteurs, d'autre part parce qu'ils ont vu, eux aussi, la nuée anormale d'oiseaux.
Le maire frappe à la porte, Francine le fait entrer et va s'asseoir auprès de Félix dont elle prend la main. À ce moment là, elle prend conscience qu'elle lui est profondément reconnaissante, mais pas seulement.
Le maire résume la situation :
« Vous tenez donc Bossano et pas l'Fourneau. Il a sa famille ici, mais c'est pas un bon, ch'ais pas s'il va réapparaître. Oui, c'est une bonne idée de laisser quelqu'un ici. S'il est assez bête pour revenir... »
*
Lorsqu'elle se réveille le lendemain, le soleil n'est pas levé. Morgane traverse la pièce jusqu'au couloir. Elle se glisse dans la chambre de sa maman, puis dans son lit. Francine la serre contre elle et laisse les sanglots de l'enfant monter, les secouer toutes les deux et finalement se tarir.
Morgane lui raconte en détail toute son affreuse aventure. Puis une autre vague de sanglots la submerge quand elle réalise que son Siffle n'est plus là. Sa maman lui dit doucement :
« Il est dans une boîte mon bébé, on va l'enterrer dans le jardin.
— Le père Souchin dira une messe ?
— Oui chérie, si tu veux. Et puis tant que les gendarmes n'auront pas attrapé le père de Sophie, elle ne parvient pas à dire son nom, tu restes près de moi. Après nous ne craindrons plus rien.
— Pourquoi qui m'ont emmenée ?
— Par méchanceté, par jalousie et parce que même les méchants voudraient avoir une merveilleuse petite fille comme toi près d'eux…
— L'Hervé m'a dit qu'il m'a volée pass'que tu voulais pas qu'il me voit.
— Non mon bébé, l'Hervé il est parti pass qui voulait pas d'enfant, il est jamais venu demander après toi.
— Il a dit qui m’emmènerait loin avec le train et aussi que si ch'parle aux oiseaux, on aura plein de sous. Moi je m'en fiche des sous ! Il est méchant ! Pire que l'Fourneau, il m'a tapé, il a tué Siffle, pi y voulait que je bois du vin, y voulait pas que je sors… »
La litanie de Morgane met du temps à s'écouler. Le chagrin, la peur, il faut que ça sorte pour pas geler le cœur. Francine retient sa colère pour n'offrir que le réconfort de sa douceur et de sa tendresse.
Elle s’épanchera plus tard dans les bras de son amoureux. Elle sait que ses sentiments sont partagés.
Quelques jours plus tard, les gendarmes cueillent Marcel Fourneau dans la grande ville de Barrasse lorsqu'il se fait prendre dans le train, il n'avait pas ses papiers.
Il sera condamné avec son complice à quinze ans de prison.
Personne de Massoy à Saint Jeuney ne les reverra plus.
Les années suivantes, chacun tente de forcer sa compassion vis-à-vis de Jeannot, mais il est intenable, enragé, frappant mère et sœur.
Le jour où il met le feu à la grange des Couvent, il est incarcéré dans un institut pour jeunes délinquants. Lui ne reviendra qu'une seule fois au village, à la mort de sa mère. C'est comme ça que l'on saura qu'il fait une carrière dans l'armée et qu'un homme l'a sauvé.
Un mal pour un bien, Marcel était si exigeant que madame Fourneau, Denise, a une foule de talent. Elle rend service autant qu'elle le peut.
Conscient de sa situation, mais heureux pour elle, les villageois font preuve de solidarité, ni elle, ni sa fille ne manqueront de rien.
Sophie ne s'éteint plus elle respire la joie de vivre et s’épanouit comme une fleur en été. Elle craindra toute sa vie que son affreux père ne revienne. Mais en épousant Charlie, plus tard, elle se rassure un peu.
Francine et Féfé se marie le printemps de l'année suivant l'enlèvement. Un bébé leur vient lorsque Morgane à neuf ans. La grande sœur voudrait qu'il s'appelle Arthur, elle a appris à l'école qu'Arthur était un roi et qu'il était le frère de Morgane la Fée.
La petite fille grandit, elle élève des oiseaux, surtout des rouges-gorges.
Elle ne s'imagine pas s'éloigner d'eux même pour travailler.
Un jour, madame Évraud lui demande d'emmener ses amis volants à l'école, pour animer une séquence pédagogique concernant les oiseaux.
C'est une révélation pour Morgane, elle décide de proposer cette activité à toutes les écoles alentours.
Le dimanche, elle donne des spectacles sur les places de marché et conte aux enfants des histoires que ses oiseaux lui chantent.
Elle reste au village, aide sa mère, continue ses excursions avec Féfé et ce petit Arthur qu'elle aime plus que sa vie et qu'elle appelle Gazouille.
Un jour, elle accepte une proposition d'un instituteur de Saint Jeuney.
La ville ne lui fait pas peur, Félix l'y avait accompagnée rapidement après son drame pour y passer une merveilleuse journée de jeux et de bonbons.
Un jour, donc, elle accepte ce travail auprés de l'enseignant.
Comme d'habitude, les enfants sont éblouis, mais cette fois, ils ne sont pas les seuls.
Frédéric Saget est immédiatement ensorcelé par la jolie Morgane, ses yeux gris, ses boucles et ses oiseaux.
Ils convolent aussi vite que va la vie.
Leurs enfants, mieux que personne, sauront chanter avec les mésanges, les rouges-gorges, les merles, les rossignols et tous les peuples du ciel. Même si, contrairement à leur maman, ils ne comprennent pas les histoires que les boules de plumes racontent.
Et les grands-mères ?
Ce n'est pas éternelle une grand-mère.
Titou aura à peine le temps de connaître Arthur avant de s'envoler vers le ciel.
Gégène est très affligée par la mort de son amie intime. Elle n'a pas la force de vivre seule. Alors Francine qui la voit s'étioler, la secoue à son tour, comme Germaine le fit jadis pour elle. Elle parvient à la convaincre de venir loger sous son toit, d'accepter un cocon d'amour pour envelopper ses dernières années.
Ainsi Arthur a-t-il eu une grand-mère.
Un jour, Germaine aussi est partie. Elle a rejoint Titou pour cancaner avec elle au sujet, peut-être, des histoires d'amours au paradis.
C'est dans sa maison, que vivent à présent Frédéric et Morgane. Vous reconnaîtrez facilement la ferme par ce que, même
si c'est impossible, une tribu de Rouges-gorges volent constamment tout autour.
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