Rage
Il y a des fois comme ça, ou la rage pourrait l'étouffer.
Il donne un violent coup de pied à un vieux seau en ferraille qui traîne là. Le choc ne le soulage pas. Il se rue sur la carcasse d'une caisse en bois, il la prend à bras le corps et la jette contre le mur lépreux du hangar désaffecté… Il lève le poing et s'apprête à frapper le mur… Mais ça, il l'a déjà fait, ça lui a valu une fracture des phalanges…
Sa rage retombe enfin, remplacée par une colère froide qu'il sait maîtriser parce qu'elle l'habite depuis plus de 15 ans.
Il est perçu par son entourage comme quelqu'un d'explosif « un sale caractère, un emmerdeur ». Il fait ce qu'il peut pour voir la beauté du monde, mais elle ne lui saute pas aux yeux.
Il quitte enfin le terrain vague pour rejoindre sa vieille. Il va bientôt faire nuit. Il est crevé.
Demain, c'est jour chômé.
Il espère qu'on lui foutra la paix.
La maison n'est pas à lui, c''est le singe qui la loue. Ça lui fait mal, il bosse cinquante heures par semaine à l'usine et il faut encore qu'il laisse soixante balles
Ça va, il s'en sort, mais chaque fois qu'il doit quelque chose au patron, ça le fiche en rogne.
Il déteste la population de l'usine, tous ces cons, satisfaits de leur sort, qui font chaque jour les mêmes gestes en racontant les mêmes blagues. Et cette méchanceté latente, toujours prête à se déverser sur celui qui sort du lot. Lui on l'épargne, avoir un sale caractère parfois, ça aide.
Elle l'attend un peu inquiète, elle voit tout de suite, à la tête qu'il fait qu'il est furieux, un peu plus que d'habitude. Il s'assoie sans un mot et sans cérémonie. Elle n'a pas peur de lui, elle est bien la seule. Elle sait bien d'où lui vient sa rage, elle s'appelle c'est la « Ragehenri. » C'était son mari et c'était son père. Heureusement, il est mort. Et la colère d'aujourd'hui a sûrement un autre nom :
« Qu'est 'que t'as ?
-Laisse tomber, j'ai rien…
-Dis donc, ch'te connais hein ? Qu'est' que t'as ?
-C'est ce connard de Bayeux ! Il m'a changé d'équipe, ça fait trois fois, ce mois-ci, que je fais la nuit pendant que sa copine, le Gros, garde mes heures !
-C'est lui le chef !
-Tu crois que je le sais pas ? Si y' avait une bonne raison, je pourrais m'en foutre, mais je sais que c'est qu'une histoire de copine, et ça m' va pas. Le Bayeux peut pas m'encadrer et s'il continue, j' vais me le faire ! »
Sa mère alarmée, hausse le ton :
« Hé ben, t'as qu'à faire ça, comme ça t'aura pu de boulot, et pis qui sait, si tu tapes assez fort, te pourras toujours vivre au frais de la Princesse, en taule ! »
Jacques ne répond pas. Il met son nez dans le ragoût de mou que sa mère a préparé. Il sait qu'elle a raison et que le chef, même petit, même con, c'est le chef.
De toute façon tous les chefs lui font cet effet et aussi les fiers à bras, et les poulets, bref ! Tous ceux qui prétendent lui dire ce qu'il a à faire.
Il va fermer sa gueule, cette semaine encore, demain, paraît qu'il fait beau. Il prendra sa pétoire pour aller tâter du goujon sur le canal de la Marne au Rhin.
C'est son vieux, le responsable de son caractère. une vraie saloperie ; il était violent, alcoolique et pervers ! Fumier ! Va!
Ça y est ça le reprend… Non merde ! Il est en train de manger, ça va lui brûler la pense. Il respire profondément et regarde sa mère. Elle le surveille entre ses cils. C'est la seule personne qui compte pour lui. Même les femmes ne parviennent pas à l'adoucir. Et ça lui fiche la trouille de s'imaginer auprès d'une créature qu'il pourrait maltraiter.
Alors, en dehors de la pèche et de sa boxe contre les murs sur le terrain vague, il court. Quand ça lui prend, on le regarde comme un fou. Qu'est-ce que ça peut bien leur faire ?
Il court comme un dératé tout le long du boulevard de l'Ornain, il cavale sans s'arrêter jusqu'à ce que son souffle de dragon ressemble à une respiration. Jusqu’à ce que ses pulsions meurtrières ou sexuelles retournent dans la grotte de ses intentions abstraites.
Dans la boîte, son sale caractère focalise l'attention, on le sait solitaire mais personne n'imagine qu'il soit puceau. Le sexe c'est un truc pas possible. Comment ça le serait ? Cet espèce de fumier…
Il se lève de table brutalement :
« Je vais courir ! »
Les larmes montent aux yeux de sa mère. Elle n'est pas idiote sa mère. Elle méritait mieux comme vie. Elle ne peut pas tout regretter, Jacques c'est un bon garçon et sans lui…
Mais chaque fois qu'il part courir, elle sait qu'Henri le hante.
Elle ne dira jamais rien, jamais. Son gamin. Il a bien fait son gamin ! Il n'avait pas trop le choix ! Quand elle a épousé son violeur, tout le monde lui a tourné le dos, comme si c'était sa faute. Mais elle a réussi à aimer son fils, elle s'est convaincue qu'il n'était que d'elle que l'autre n'avait été que d'un apport douloureux mais bien insignifiant.
Elle n'a plus que Jacques.
« Va courir mon fils, va courir, et oublie si tu le peux ! »
Chaque fois qu'il est confronté à l'autoritarisme, le même processus se déclenche, rage, colère et souvenirs. C'est ça qu'il fuit… C'est contre ça qu'il court, pour les doubler, les laisser derrière lui.
Pour oublier, putain ! Pour oublier.
Il ne voit plus rien : les larmes de rage, de désespoir noient le trottoir. C'est foutu, les cauchemars courent à ses côtés.
La première fois, il avait sept ans.
Il était habitué à la violence de son père. Tout le monde savait. La police était venue plusieurs fois avertir Henri qu'il risquait de se retrouver au violon pour dégriser ou pour lui apprendre les bonnes manières ! On cogne pas comme un sourd sur sa femme !
Jacques avait été secoué et giflé, mais jamais battu comme sa mère (il en serait mort !).
Il avait, pour lui, son statut de chevalier : il défendait la reine de sa vie. Et quand on affronte les monstres on prend des coups. C'est normal…
Mais c'est jeune sept ans ; et quelques soient les histoires qu'on se raconte, la force d'un monstre est insurmontable à cet âge :
« Sale petit morveux, je vais te montrer comment on soumet des furoncles de ton espèce... »
Et là Jacques, même aujourd'hui, n'a pas compris pourquoi, tout à coup, la folie aveugle de son père a pris ce tournant-là.
Il l'avait choppé par les cheveux et entraîné dans la pièce du fond sous le regard sanglant et effrayé de sa mère. Il avait claqué la porte. Et Jacques alors à compris quel monstre il affrontait. Il avait hurlé s'était débattu, il avait rué.
Cette immonde saloperie était quand même parvenue à ses fins.
Les images afflux, montant dans sa gorge étouffant jusqu'à son identité, Jacques est totalement submergés pas ses souvenirs. Le dragon dans son âme sort brutalement la tête et le corps. Jacques subit son assaut.
Il ne s'est jamais soumis, il n'a jamais accepté la situation ! C'est certainement cette révolte répétée et la rage qui est devenues sa compagne depuis, c'est certainement cette révolte acharnée qui a limité les viols brutaux de son père.
Il court Jacques, il court, et il gueule, il s'écorche les poumons, il hurle…
Enfin, il double son désespoir et redevient un être humain
Il grandît, il forcît, les viols se sont raréfiés.
La dernière fois, alors qu'il venait d'avoir 13 ans, il a réussi à lui foutre un coup de poing dans la gueule un coup de poing suffisamment fort pour le renverser. Un coup comme un avertissement : « Fait gaffe, bientôt tu ne seras plus le plus fort. ».
Alors les choses ont changé pour redevenir les mêmes, mais les coups, il pouvait désormais les rendre.
Les horribles emportements de son père retrouvèrent le chemin du pauvre corps de sa mère.
Et un jour, il avait quinze, Jacques a tué son père.
En soit, il ne pouvait pas dire qu'il trouvait ça mal, ni bien… C'était juste un fait, le vieux avait tendu la corde jusqu'à la rompre et elle s'était rompue.
Il était rentré plus tôt que d'habitude. Ça faisait un an qu'il avait intégré les équipes à l'usine. A peine la porte franchie, il avait entendu sa mère gémir. Et son père qui gueulait comme un forcené. La rage le prit, le dragon désormais familier habitait ses gestes. Il s'est précipité dans la pièce où la scène avait lieu, s'était élancé et avait foncé sur son fumier de père, les deux pieds en avant, le heurtant violemment sur le flanc gauche. Le corps d'Henri avait été projeté contre le mur, et sa tête contre l'évier en pierre de la cuisine : mort sur le coup.
Pas de mystère pour la justice, et même les antécédents de violences répétées de Jacques, même cela n'avait entaché d'aucun doute la légitimité de sa réaction. Pour une fois, Jacques avait ressenti que l'autorité était dans le bon camp. Il sut plus tard que le rapport de police lui avait été favorable, plus que nécessaire...
Le choc passé, lui et sa mère étaient entrés dans une ère de paix. Mais depuis toutes les saloperies de son père, tout ce qui avait nourrit son dragon, cherchait à sortir.
Jacques ne savait plus comment faire.
Il était majeur depuis un an, il avait quitté l'appartement de sa mère malgré ses suppliques pour tenter d'échapper au dragon.
Chaque fois qu'on le traite avec mépris, condescendance ou qu'on fait preuve d'autorité à son endroit. Il fume.
« Enfant à tout âge, doit amour et respect à son père, à sa mère. »
Ouais, et avec ça personne pour l'aider. Pour parler, pour comprendre.Et puis parler ça sert à rien pas vrai ?
Jour chômé.
Une pétoire bruyante traverse le quartier des Bergères. Une mec en bleu de travail, avec un attirail de pêcheur du dimanche s'en va vers le canal.
Arrivée au « garepétoire », Jacques se renfrogne, y' a un gars qui est déjà là.
Il s'approche pour voir s'ils sont compatibles. Il préférerait sans compagnie, mais le coin est vraiment bon. C'est un vieux, il a l'air tranquille. A la retraite peut-être bien. « Salut.
-Salut.
-C'est un bon coin ici, je viens là le dimanche.
-Ouais. Moi je viens ici maintenant, parce que ma planque donne plus rien, trop de bruit à côté ; ça construit.
-Ha, et ici comment tu connais ?
-T'sais je pêche depuis longtemps. Tu veux t'installer, ça m'gène pas, si ça t'gène pas... »
Bof, ça va, il a l'air sympa. La gueule un peu cassée, mais pas désagréable. Si ça tourne autrement il ira ailleurs et puis c'est tout. Il va pas gâcher son dimanche.
C'est ce jour-là que Jacques a de la chance. Il ne le sait pas encore. Ce vieux mec tout sec, est un ancien champion de boxe, d'avant-guerre et d'après-guerre. C'est ça d'ailleurs, qui lui a sauvé la vie. Plutôt sur les rings à distraire les troupes que dans les tranchées à se taper sur la figure. Et en zone libre s'il vous plaît. Puis, il est devenu entraîneur et forcément éducateur, parce que les hommes a qui il avait affaire, tout-jeune qu'ils étaient, en avait vu de toutes les couleurs.
S'occuper des autres l'avait aidé à balayer la guerre et à surmonter la perte de sa famille. Maintenant qu'il s'est rangé des rings, il s'ennuie un peu.
Et quand l'Anguille a vu arriver, le Jojo, il a tout de suite su à qui il a à faire. Et s'il pouvait aider...
C'est comme le poisson, les grands blessés faut laisser venir. Et l'appât, c'est le silence. Quand le piot se détend, on peut lui propose de lui caler les joues. Et après il faut être disponible, et laisser entendre qu'on apprécie sa compagnie…
Quelques dimanches de pêches aboutissent aux confidences. Jacques se rend compte qu'il n'a jamais parlé à un homme bienveillant. Et la vague de méfiance que ça suscite chez lui est aussi dense que de la lave.
Plutôt que de l'éviter, il a la bonne idée d'en parler à Edmond -Edmond l'Anguille qui pêche le goujon, ça les a fait rire, l'autre dimanche- et le vieux lui a répondu :
« C'est pas grave, c'est normal. Mais tu sais les gens sont plus comme moi que comme Henri. Enfin c'est toi qui voit, si je mets les ressorts, tu peux partir, je comprendrais. »
La thérapie des hommes, la seule à laquelle ils ont accès, c'est celle due au hasard des rencontres. A présent, Jacques a envie de voir le monde. Comme soutien de famille, l'armée n'était pas obligatoire pour lui. Mais il s'engage et part à l'étranger pendant trois ans, histoire de tâter un peu les autres misères du monde… et de tourner le dos à tous ces cons à l'usine.
Histoire de voir s'il peut se réparer et pourquoi pas trouver une gentille fille...
Il a demandé à Edmond de veiller sur sa mère et il s'est arraché de leurs bras.
Edmond l'Anguille a très bien tenu sa promesse. Maryline est encore fraîche, elle est affectueuse et attachante. Edmond, l'homme miracle a reçu de la providence le salaire qu'il mérite : de l'amour comme s'il en pleuvait.
Les monstres ne gagnent pas toujours.
Les histoires qui finissent bien, ou moins mal que prévus, ça arrive aussi.
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