L'étreinte 4
Mercredi après-midi, monsieur Simon démarre sa vieille BMW avec une certaine excitation. Il va jouer l'espion du côté de Bonpont ! Pour « une » commanditaire qu'il n'a jamais vu…
Il sourit comme un gamin… à son âge, toutes les distractions sont les bienvenues…
C'est Maryse de la Boucherie du Quart qui lui a dit ce qu'il sait maintenant
au sujet de la communauté qui vit là-bas.
Apparemment le groupe a acquis la propriété de La Grande Ferme. Ils vivent entre eux. Ils ont un vaste potager, quelques bêtes et trois champs d'une surface totale de six hectares… Faut des sous pour acheter une telle exploitation !
Monsieur Simon sourit, Maryse connaît bien des détails et pourtant, elle ne sait rien de l'intimité de ces gens de leur croyance ou de leur mode de vie.
Christ de la paix ? Jéhovah ? Mormon ? Nouvel Ève ? Cosmos ?
L'année dernière un permis de construire au sujet d'une extension était placardé à l'entrée de la propriété, ils sont une trentaine d'adultes, paraît-il aucun enfant… Peut-être que c'est interdit, peut-être que le sexe est proscrit ou que la contraception est obligatoire…
Monsieur Simon est au taquet ! Son imagination déroule toutes sortes de scénarii.
Dans le coffre de sa voiture, son matériel de pêche lui servira d'alibi. À côté de la propriété, la traversant même, un cours d'eau deviendra une scène de guet pratique. Pourvu qu'il n'y ait pas de chien…
La journée est agréable. Monsieur Simon s'installe à cinquante mètres du bâtiment principal. Dans son champ visuel, il y a une grange et la fameuse extension collée à la maison comme un champignon, l'ensemble n'est pas une réussite… De la maison, trois chemins de terre s'éloignent, un vers les champs et le potager, un vers la route et le dernier qui semble contourner la maison mais Monsieur Simon ne voit pas où il conduit.
Il est arrivé autour de quatorze heures, c'est une heure étrange pour un pêcheur, mais il saurait quoi en dire…
Ça fait peut- être une heure qu'il est à l'affût, lorsque passe un homme qui vient du chemin partiellement masqué. L'homme se rend dans la maison et ressort un peu plus tard. Monsieur Simon n'est même pas sûr qu'il l'ait remarqué. Et à part cet homme, aucun mouvement n'est à signaler.
Le vieux monsieur attrape quelques loches, mais le jour baisse, la pèche ne peut plus justifier sa longue pause.
Il s'apprête à repartir et entend un groupe de gens approcher. Les habitants ont probablement terminé la journée aux champs. Sans se presser, il replie sa chaise et les salue de loin, quelques mains se lèvent. Il compte une trentaine de personnes habillées normalement pour des gens qui travaillent dans les champs. Seul le silence qui règne autour de ce groupe et un peu curieux…
Monsieur Simon prend son temps pour ranger ses affaires et il voit le groupe s'égayer autour et dans la maison.
Il décide d'emprunter le chemin de terre pour rejoindre la voiture plutôt que de longer la rivière. Il peut ainsi voir l'autre côté de la ferme, il semble qu'il y ait un verger par là et les locaux d'une bergerie, ou d'une étable.
Le vieux monsieur se résigne à rentrer : à moins de devenir intrusif, il n'en apprendra pas d'avantage. En passant à côté de la boîte au lettres il lit : « Congrégation des Frères et Sœurs de la Lumière ».
Il sourit, son excitation est retombée… quel piètre enquêteur, il fait...
Arrivé à sa voiture, il range son matériel, puis sort une petite bouteille de vin restée au frais dans la glaciaire et boit au goulot.
Il ne sait pas ce qui le retient mais il a du mal à partir. Cette presque aventure l'a laissé un peu sur sa faim.
En soupirant, il se glisse derrière le volant et ouvre sa fenêtre. Il est prêt à faire demi-tour lorsqu'il entend un pas rapide claquer derrière lui…
Un homme d'une trentaine d'année, sale et très agité fait de grands signes vers lui. Monsieur Simon arrête sa manœuvre et laisse l'homme ébouriffé le rejoindre…
« -Monsieur… monsieur… Oh ! Merci de vous arrêter, voudriez-vous m'emmener avec vous ? Vous allez en ville ?
-Oui à Vaulliac… C'est là que vous allez ?
-Oui…
-Vous n'avez pas l'air bien… Vous venez de la grande ferme ?
-Vous n'avez rien à craindre de moi, mais par contre, moi, je ne suis pas en sécurité. -L'homme désigne un anneau de fer à sa cheville- Si vous m'emmenez, je vous raconterais en chemin…
-D'accord… allons-y…
-Je m'appelle Thierry...»
*
La patiente est conduite en salle d'opération. Le gynécologue estime qu'il est temps de pratiquer la césarienne. Il est assez pessimiste quant aux chances de survie de la mère...
Adèle est là qui attend que le bébé soit mis au monde pour en prendre soin et pratiquer les premiers tests. Ses actes seront supervisés par une sage-femme ; aujourd'hui l'aide-soignante est une invitée.
C'est une faveur que la responsable du service lui fait. Elle aussi connaît ce lien spécial que sa subalterne a développé avec cette mère, allongée sur la table et l'enfant à naître.
Adèle est partagée entre la joie et le chagrin. Elle a l'habitude de regarder la vérité en face et elle sait qu'Éden est à la fin de sa vie.
Mais le bébé, ce bébé à naître, c'est une grande joie.
Le voir enfin et le toucher donneront du sens à cette histoire étrange. Il représente, pour Adèle, une façon symbolique de donner la vie.
Enfin il crie. On le pause sur le corps silencieux de sa maman. Profite bébé, il te reste peu de temps…
À présent, Adèle le prend dans un linge stérile, elle a les larmes aux yeux… Petite chose plissée, à peine, rose d'oxygène. Il y a tant de bruit ici alors qu'il a grandi dans un cocon de silence rythmé par un cœur qui ne battait que pour lui. Les tests s'enchaînent, le bébé est en bonne santé. On l'enveloppe de chaleur, on le met en couveuse.
La maman est recousue, elle a tenu le choc mais elle est très faible.
Adèle propose un retour en chambre. Elle y conduira le bébé. Elle n'est pas de service elle peut rester pour veiller sur eux.
Le chir. la redirige vers sa chef de service.
Elle la trouve dans le couloir :
« -Je voudrais rester ce soir pour veiller sur eux…
-C'est un attachement qui peut laisser des traces Adèle… Elle est très faible tu sais et dans quelques jours l'assistante sociale viendra prendre le bébé ?
-Oui je sais tout ça, c'est même pour ça que je veux rester, je voudrais leur dire au revoir.
-Tu peux rester, mais fais attention à toi... »
*
Dans la voiture, Thierry termine son récit :
«-Il a fini par voir les choses de mon point de vue. Il se sentait mal avec tout ça…
-Et elle, Lisa, elle vous a vraiment guéri ?
-Je ne sais pas. Enfin, si je sais que je suis guéri, mais je ne sais pas comment ça marche. Est-ce qu'elle réveille le médecin intérieur des gens ? Est-ce qu'elle agit directement sur la maladie ? Est-ce qu'elle est un miracle ? Vraiment je ne sais pas… Je l'aime pour elle-même, c'est tout…
-Vous partez la retrouver ? Vous savez où elle est ?
-Elle allait du côté de Vaulliac et puis elle voulait rejoindre Bordeaux, dans une pension où elle et Lilian avait séjourné. Il y a là-bas une femme d'une grande gentillesse… »
Ils roulent quelques minutes en silence, monsieur Simon ralentit et dit à Thierry:
«-C'est ici qu'a eu lieu un accident, il y a deux mois. Et c'est pour ça que j'étais dans la propriété, c'était pas pour pécher… Une femme qui travaille dans hôpital à Saint Ormon m'a demandé de chercher des informations au sujet d'une inconnue qui a survécu à l'accident et qu'on soigne dans son leur service…
-…
-Elle est enceinte, et même sur le point d'accoucher. »
Monsieur Simon n'ose par le regarder, sinon il aurait vu Thierry pâlir comme un mort.
« -Comment va-t-elle ?
-Pas très bien hélas…
-Je vais aller là-bas… Je vais partir dès qu'on arrivera à Vaulliac. Il y a des transports en commun ?
-C'est inutile, je vais vous y conduire. Nous allons nous arrêter chez moi ; il faut que je vous rende présentable, n'est-ce pas ? »
*
La nuit tombe gentiment dans la chambre qui s'habille d'orangé…
Adèle berce le bébé qu'elle tient dans ses bras. Éden est perfusé, intubée, le bruit de son cœur résonne dans l'électrocardiogramme…
Quelques coups discrets sont frappés à la porte…
Un homme d'une trentaine d'année, au visage grave entre dans la chambre. Ses yeux se fixent sur la femme alitée. Il s'approche d'elle lentement et lui prend la main. Des larmes ruissellent alors sur son visage… Il tire une chaise derrière lui et pose sa tête sur la poitrine d'Éden. Des sanglots lui échappent.
Adèle ne peut rien dire, elle aimerait être ailleurs. Elle est sous le choc, cet être qui porte ses rêves depuis deux mois disparaît soudain et s'incarne dans la chair d'une femme qui a une histoire, des gens qui l'aiment, une vie...
La jeune femme attend que l'homme revienne à lui, dans cette chambre et qu'il prenne conscience qu'il n'est pas seul…
Thierry relève la tête. Il évite de regarder la femme sur le lit, elle a tellement maigri. La vie qu'elle dégageait n'est plus là et Thierry peine à la reconnaître.
Du coin de l’œil, il avise une infirmière assise sur un fauteuil. Il sursaute, il a oublié que quelqu'un est là…
Il essuie précipitamment ses larmes et lui adresse un faible sourire :
« -C'est Lisa, nous allions partager nos vies… Je suis Thierry…
-Je l'ai toujours appelé Éden… comme le jardin du Paradis à cause de ce petit garçon… »
L'information met un peu de temps à faire sens dans l'esprit de Thierry…
Adèle se lève pour lui montrer l'enfant :
« -Vous connaissez le père ? »
Thierry tremble un peu lorsqu'il tend les bras.
« -C'est moi le père… Un petit garçon ? Le miracle d'un miracle ? Il est si petit…
-Préparez-vous monsieur à subir des épreuves douloureuses avant de pouvoir repartir avec lui… Il va vous falloir du courage… Éd… Lisa ne va pas bien du tout…
-Elle qui a sauvé tant de gens va mourir sur ce lit d'hôpital. Que c'est triste. »
Il pleure à nouveau.
Adèle contourne le lit sous prétexte de vérifier une perfusion.
Un mouvement imperceptible de Lisa attire son attention. Thierry regarde Adèle très étonné. Lisa serre sa main.
Soudain, très brutalement la femme sur le lit se redresse en appuyant sur son coude. Adèle glisse sa main sous ses épaules pour accueillir son mouvement. Lisa la regarde droit dans les yeux.
L'aide-soignante est sous le choc. Sans la quitter des yeux Lisa l'enlace de son autre bras et elle se laisse porter par Adèle. Malgré la perfusion et l'intubation, Lisa accentue son étreinte. Adèle ressent la force inexplicable de corps mourant. Lisa serre, serre...
Le cœur d'Adèle accélère, tout le chagrin que contient son âme se déverse dans sa gorge, dans son dos, dans son ventre… Un pincement douloureux tord son ovaire droit…
Les muscles de Lisa se relâchent. Ses bras tombent en arrière, ses paupières s'affaissent et demeurent entrouvertes. L'électrocardiogramme éructe un son strident, affreux ; le bébé se met à pleurer….
*
Dans la cafétéria, Thierry et Lisa sont assis face à face. Thierry tient le bébé dans ses bras. et regarde son interlocutrice avec tristesse et curiosité :
«-Saviez-vous que vous étiez malade ?
-Je ne suis pas malade…
-Alors vous ne le saviez pas : Lisa vous a guéri, donc ça n'a plus d'importance…
-Je vous assure que je suis en bonne santé. Tout va bien dans mon co... »
Adèle s'arrête de respirer… Son ovaire droit ne va pas bien, ni le gauche d'ailleurs…
« -… Sauf que je suis stérile…
-Sauf que vous ne l'êtes plus… C'est le dernier cadeau de Lisa. Je sais que vous doutez, je n'ai aucun doute moi, je suis en rémission grâce à elle et une centaine de personnes pourraient vous dire la même chose… Écoutez-moi, je vais vous raconter qui elle était. »
Une quinzaine de minutes pour raconter toute une vie.
Comme une comète dans le ciel, un passage éclair : c'était Lisa, la Lumière… Qui sait ? Peut-être le miracle d'un Dieu.
Adèle voudrait le croire…
« -Thierry, passez-moi le bébé, je dois vous montrer quelque chose. »
Elle écarte la couverture, dégrafe le body du bébé qu'elle remonte juste au-dessus de la couche.
Sur la hanche droite de l'enfant, une tache de vin dessine curieusement une étoile dans un cercle…
« -Lisa avait un tatouage dans les cheveux. Il ressemble beaucoup à ce signe là, c'est ce bébé le plus précieux cadeau de Lisa à ce monde. Et vous qui en êtes le papa, vous en aurez la charge, si vous pouvez prouver votre lien...
-Je ferai ce qu'il faut, c'est mon fils... Lisa a fait ce tatouage lorsqu'elle a cru en son don, cela donnait du sens à sa vie... elle avait même rasé cette partie de son crâne pour permettre l'encrage du motif. Cette tache sur la hanche du bébé... Croyez-vous que cet enfant aura le don de sa mère ? »
Adèle rend le bébé à Thierry.
Il dit à l'aide-soignante qu'il a décidé de l'appeler Misaël, comme le père de Lisa.
Comme s'il répondait à son nom l'enfant ouvre les yeux, un sourire réflexe éclaire son visage et au fond de ses prunelles, brièvement, une lueur comme celle des lucioles, allume son regard.
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