Le sculpteur sans mémoire 2
Sa petite nuit n'y a pas suffi, l'angoisse a pris le dessus. Noé se bat sur deux fronts opposés : retrouver la mémoire ; ne pas retrouver la mémoire.
Il s'est levé à cinq heures ce matin, des fourmis aux bouts des doigts. Il est allé en salle de thérapie et a sculpté une dizaine de silhouettes, esquissées grossièrement mais reconnaissables à la lumière de ses précédents travaux : une petite armée de monstre en costume…
Il n'est pas allé déjeuner, on est venu le chercher pour assister à la réunion de thérapie de groupe. Il s'y est rendu, pour s'asseoir en retrait, sans s'occuper des présents ou des absents. Il attend simplement que ça se termine pour retourner à ses monstres… Le psy, qui s'adresse à lui pour tenter de le faire parler de ses créations, se voit éconduit par une réponse abrupte : « Je ne peux rien vous dire encore... » . Il ne dit pas non plus qu'il se souvient désormais de son prénom...
Il ouvre la marche du petit groupe qui part travailler la terre. Il se déplace rapidement, ouvre la porte cherche son bac et s'assoie sans regarder quiconque. José essaye de lui parler :
« Ho,Vincent vous travaillez les sujets d'un groupe entier, c'est la première fois que vous menez un tel projet de plusieurs figurines… Comment cela se fait-il ?
-S'ils sont plusieurs, ils finiront la phrase…
-Quelle phrase ? »
Noé semble réaliser qu'on lui parle, il arrête son geste, lève les yeux vers José : « Chut ! Pas maintenant, je n'ai pas le temps…. »
José l'observe pensivement. Il sait que ce patient dort mal. Il est aussi bien moins passif : il fait preuve d'agacement et d'impatience… Il change. Ce n'est pas forcément un mauvais signe dans son cas. Mais cette phrase étrange l'inquiète…. Cette dizaines de monstres, suit une production consécutive de cinq autre créatures obscures. Cela fait quinze jours, que José n'a plus vu de mains et d'oiseaux et ceux-là le rassuraient. Alors que les êtres difformes…
Sans relâcher son élan, Vincent sculpte les statuettes.
Lorsqu'il finit la première, elle lui parle :
« Tu n'y peux rien… On l'emmène... »
-ça ton copain l'a déjà dit l'affreux alors dis-moi autre chose…
-Tu n'y peux rien, on l'emmène…
-D'accord toi tu es l'affreux « tunypeuxrienonlemmène »
-Et tu nous as bien aidé !»
Les gestes de Vincent deviennent plus saccadés, ses sourcils sont froncés et il marmonne… José déclenche son bipeur pour prévenir Élise, comme convenu, en cas de problème.
Elle arrive quelques minutes plus tard et lui jette un regard en entrant. José fait un signe des yeux vers Vincent. Élise comprend en voyant José que le patient est agité et que José anticipe. Elle s'assoie négligemment à côté de Vincent et l'entend qui marmonne…
Il semble avoir terminé une deuxième statuette et la contemple, une expression indéchiffrable sur le visage. Il se tourne vers Élise :
«-Vous entendez ?
-Quoi donc Vincent ? »
Il secoue la tête et s'attaque à la troisième figurine.
Mais il se rend compte, à la nervosité de sa voisine, qu'il n'a pas l'air normal. Il voit bien que les soignants le surveille, il faut qu'il se calme s'il veut pouvoir finir son travail. Sinon ils vont le raccompagner dans sa chambre…
Il se tourne vers la blonde potelée à côté de lui :
« -Un drôle de bruit ?! ..Non… Je n'entends plus rien c'est peut-être un bruit fantôme… -il sourit l'air engageant-
-Un acouphène ?
-Oui, peut-être... »
Ces quelques mots,, échangés sur un ton neutre ont l'air d'avoir calmé les appréhensions de la jeune femme et l'aide-soignant. Noé s'en ai assuré d'un coup d’œil.
Il fait de son mieux pour masquer son émotion. Sa tête utilise les statuettes ou le contraire, les statuettes utilisent sa tête ? Peu importe ; lui parlent :
« Tu sais que c'est mal ce que tu as fait…. Tu as cherché à nous la soustraire... »
tunypeuxrienonlemmèneettunousasbienaidé
Tusaisquecestmalcequetuasfaittuascherchéànouslasoustraire...
En gardant un certain contact avec la réalité et en travaillant le plus vite possible, tendu vers son but, il finit rapidement la quatrième…
« Bien sûr qu'elle nous voyait, ils nous voient tous… Nous les prenons, nous les gardons ! »
acherchéànouslasoustraire
nouslesprenonsnouslesgardonslesgardons
José n'est pas tout à fait tranquille, il regarde Vincent travailler dans l'urgence, il ne l'a jamais vu aussi rapide et concentré…
« Bien ! Nous allons ranger nous reprendrons demain. Vous savez que nous nous retrouvons en salle commune pour le goûter, si cela vous tente. Sinon, pour le repas… Vincent ?
-Oui ! Oui,tout de suite Je finis cette bouche à l'ébauchoir… si vous permettez ?
-Oui, bien sûr. »
Noé a repris un peu le sens commun, il se dépêche de modeler la bouche et se résigne à attendre la nuit pour recevoir tous les messages, mais celui-là, il peut presque l'entendre… Allez une dernière pression, une ligne…
« Vous n'êtes qu'un élevage de souffrance dont on se nourrit, le cancer est un couperet comme un autre... »
lecanceruncouperetcommeunautreunélevagedesouffrancedontonsenourrit
Le cancer. Une vague de chagrin manque de submerger Noé… Elle était rayonnante, la Vie incarnée, pétillante et drôle et gentille et tellement jolie…
Le choc qu'il ressent est familier.
C'est ce que ça lui a fait, quand elle lui a dit qu'elle avait un cancer.
C'est ce que ça lui a fait, quand elle lui a parlé des monstres en costumes…
Noé range rapidement son bac et sort de la pièce sans un regard pour personne. Il veut retrouver sa chambre et se laisser aller au chagrin… Cette nuit, peut-être, il connaîtra l'histoire…
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